(Je discute du potentiel épanouissant et éducatif (au sens large) des œuvres que je teste. Voir mon profil pour plus d'explications.)

Quel est le principe de ce livre ?

Boris Cyrulnik, rescapé des rafles commises par les nazis lorsqu'il était enfant, s'interroge depuis lors sur ce qui a bien pu pousser des humains à une horreur si radicale. Il fait la comparaison avec d'autres personnes, comme celles qui dans l'autre sens ont tenues à résumer les allemand-es à des monstres. Il en sort une réflexion sur ce qui lui semble être typique de leur façon de penser. Il distingue ainsi ce qu'il appelle des mangeurs de vent, qui seraient des personnes à l'esprit figé, borné, avides de certitudes et ainsi enclines à se soumettre à des leaders et à exécuter des ordres avec indifférence ou cruauté. Et de l'autre les laboureurs, qui seraient ouverts à des vérités nuancées et dans une quête honnête de compréhension du monde qui les entoure. Il se catégorise comme laboureur et propose une énumération des formes que prendrait la pensée des mangeurs de vent.

Est-ce que c'est un bon livre de manière générale ?

Cyrulnik a une place de choix pour aborder un tel sujet. On est d'emblée saisi par son expérience et c'est avec un mélange de curiosité et d'émotions qu'on le suit volontiers dans sa réflexion. Le propos manque d'une organisation générale et a des airs de liste d'exemples, mais l'ensemble reste facile à suivre et convaincant.

Cependant...

Est-ce que c'est un bon livre pour apprendre ?

Le fait que l'auteur soit convaincant ne veut pas dire qu'on aurait raison d'être convaincu-e. La réflexion qu'il propose correspond à un concept qui existe en psychologie : il s'agit de la théorie des états d'esprit de Carol Dweck. Dommage d'ailleurs qu'il n'ait pas fait ou réussi de recherches dans le domaine, il aurait eu le nom de ce qu'il cherche à décrire. Pour moi qui suis connaisseur du sujet, ça saute aux yeux que c'est cela qu'il essaie de comprendre. Les mangeurs de vent correspondent à l'état d'esprit fixe (fixed mindset), une façon de penser basée sur l'idée plus ou moins inconsciente que les gens ont une valeur figée d'intelligence, de personnalité ou autre et qu'on n'en change pas ou presque pas avec le temps. Cela oriente vers une recherche de définition de soi-même comme étant dans le haut du panier et/ou la peur d'être en bas, ce qui alimente une vision du monde rigide, hiérarchisée et une motivation à agir en fonction de cette hiérarchie.

Cyrulnik n'a pas tort d'y voir la racine des idéologies les plus terribles comme l'eugénisme. En effet, lorsqu'on est profondément convaincu-e que les gens appartiennent à des catégories qui ne bougent pas et qu'on tient à ce que la nôtre se maintienne au-dessus de celle des autres, l'idée de maltraiter les autres ou de les exterminer n'est pas loin. On sait par exemple que l'état d'esprit fixe favorise l'idée que ceux qui ont de la valeur méritent un traitement supérieur à ceux de valeur faible, qui eux méritent des souffrances.

Néanmoins, l'auteur s'est concentré sur la forme la plus profonde de l'état d'esprit fixe. En psychologie, on utilise les catégories parce que c'est pratique pour penser le monde et faire des maths dans les études, mais de nos jours on sait bien que c'est une simplification du monde et non sa représentation réaliste. Derrière les catégories, il y a tout un spectre avec des nuances. C'est bien pour ça qu'on parle de plus en plus de "traits" ou de "styles", parce que les gens ne sont jamais complètement d'une sorte ou d'une autre et que ça peut changer selon le temps et la situation.

Pour un livre sorti en 2022, il est vieux dans son approche. On est dans une vision du monde ultra catégorielle, avec une utilisation assez pauvre et sélective d'éléments scientifiques et une façon de sourcer qui n'est pas à la hauteur. Cyrulnik source des passages de livres plutôt que les études qui sont dedans et écrit avec le même ton des choses qui sont prouvées et des opinions personnelles.

Sur la théorie de l'attachement par exemple, il démarre avec des éléments qui sont vrais mais il s'en sert ensuite pour annoncer que les styles d'attachement insécures seraient l'origine de si on devient un mangeur de vent ou un laboureur. Cela pose plusieurs problèmes.

D'abord, il est évidemment légitime d'émettre des réflexions personnelles à partir de travaux scientifiques, aucun problème, mais l'honnêteté réclame qu'on explicite la différence, surtout lorsqu'on s'adresse à un lectorat non-spécialiste. En rédigeant de la même façon ce qui relève de la preuve et ce qui tient de l'opinion, une personne qui ne maîtrise pas la question ne pourra pas faire la différence et risque de penser que les deux sont des vérités démontrées.

Je suspecte que l'auteur ne soit pas lui-même au clair sur comment fonctionne la construction de connaissances en science, sinon il aurait simplement pu chercher dans la littérature sur la théorie de l'attachement de quoi documenter son point de vue. Et s'ouvrir à la possibilité de s'être trompé ou d'être imprécis dans sa réflexion.

Avant de passer au point le plus important, je reviens sur le problème du catégoriel. Cyrulnik affirme que les styles d'attachement insécures mènent à une pensée de laboureur de vent, sans nuance. Or on sait depuis un bon moment en psychologie du développement que rien dans la vie n'est une cause figée qui a une conséquence unique. D'une part, des trajectoires différentes peuvent amener à la même conséquence (on appelle ça l'équifinalité). D'autre part, un élément défavorable, on appelle ça un facteur de risques, n'aboutit pas systématiquement à la même conséquence. Dans son empressement à convaincre ce qui lui tient à cœur, Cyrulnik néglige vingt à trente ans d'évolution dans son domaine et se jette dans des erreurs qu'on reprocherait à des étudiant-es.

J'en viens au point majeur qui explique pourquoi j'ai attribué une si mauvaise note à ce livre. La réflexion de base de l'auteur est très respectable et le fait qu'elle s'approche d'une théorie qui existe en psychologie suggère qu'il a plutôt bien mené sa barque. Mais il commet une erreur cruciale, qui me semble être la racine de toutes les autres : il se désigne lui-même comme laboureur. Il n'y aucune réflexion autour de sa position, il s'étiquette en une phrase comme étant du groupe des bonnes personnes et n'y revient pas. Ce qui est une erreur typique... des états d'esprit fixe, donc des mangeurs de vent si on reprend sa terminologie. Il plonge dans ce qu'il blâme : il s'est attaché à une perception particulière de lui-même et n'est pas ouvert à ce que ça change. C'est ainsi que plus le livre avance, plus on peut remarquer des erreurs et des jugements de sa part, qui peu à peu laissent entrevoir qu'il est loin de la sagesse qu'il défend.

J'ai fini par refermer le livre avant la fin, parce que les erreurs s’amoncelant ont fait perdre sa crédibilité au reste. Je peux détecter les problèmes sur certains sujets, mais évidemment pas tous. Je suspecte donc que s'il y a tant d'erreurs là où je peux le voir, il doit y en avoir bien d'autres sur les sujets sur lesquels je suis incompétent.

Je crois pouvoir comprendre un peu pourquoi il fait cette erreur. Sa compréhension de l'état d'esprit fixe est plutôt correcte. Il lui manque plein de choses, c'est logique, on ne peut pas individuellement être aussi juste et complet qu'un travail de trente ans réalisé par plusieurs spécialistes. Mais ce qu'il propose se défend vraiment bien.

En revanche, il a moins bien cerné en quoi consiste l'autre état d'esprit, celui de croissance (ou de développement) (growth mindset). Il pense son laboureur comme quelqu'un qui est au plus près des faits et qui serait par là plus ouvert à la réalité et ses nuances. Ce qui est en fait plutôt une des conséquences possibles d'un état d'esprit de croissance. La grande caractéristique de cette façon de penser, c'est l'ouverture au changement et l'attention portée aux processus. C'est-à-dire qu'une réflexion croissanciste se préoccupe par-dessus tout de ce qui peut évoluer, changer, progresser, plutôt que de savoir si une chose est d'une certaine nature ou non. Autrement dit, elle pense le monde comme une continuité, quelque chose qui a de multiples facettes qui peuvent changer avec le temps et les situations. Si Cyrulnik a raison de promouvoir la pensée du laboureur, il n'est pas parvenu à définir ce qui le caractérise et ainsi il se focalise sur ce qui lui permettrait de se catégoriser comme laboureur plutôt que sur ce qui pourrait lui manquer.

En vérité, le laboureur de Cyrulnik correspondrait plutôt à quelqu'un qui a queqlues traits d'un état d'esprit de croissance et les mangeurs de vent à des personnes qui ont une pensée fortement axée sur un état d'esprit fixe. Ce qu'il fait correspond au fond à la même erreur que celle qu'il condamne : il s'est catégorisé lui-même comme au-dessus des autres et il argumente pour attaquer la valeur de la catégorie qu'il imagine être opposée à la sienne. C'est absolument la même logique que celle qu'il a compris, elle est seulement plus subtile.

Et c'est ainsi que le livre se contente de pointer les autres du doigt en déroulant des exemples de ce qui serait leur pensée défaillante. Un esprit tourné vers l'ouverture se serait appliqué à comprendre ces personnes et à proposer de s'explorer soi-même pour éviter les erreurs. En ne le faisant pas, Cyrulnik ne fait qu'inviter les lecteur-ices à faire comme lui, à se catégoriser d'une façon arrangeante et à juger sévèrement les autres. Cela plaira à plein de gens, car l'état d'esprit fixe est beaucoup plus répandu que l'autre, mais personne n'en ressortira vraiment grandi. En voulant combattre les pensées rigides, Cyrulnik offre sur un plateau de quoi les alimenter. Il suffit de pointer les individus qui font les erreurs les plus grossières et les plus manifestes et de se flatter de ne pas les commettre. Quant aux personnes qui pourraient remettre en question notre pensée, il suffit de les jeter dans la même case que les autres mangeurs de vent et le tour est joué. Tout est prêt pour faire du mal aux autres et à soi-même sans se remettre en question parce qu'on s'est constitué une catégorie de référence pour mettre toutes les personnes qui ne sont pas d'accord avec nous. On ne deviendra probablement pas un nazi de cette façon, mais on aura largement de quoi infliger diverses souffrances sur de nombreux domaines.

Est-ce que tu le recommanderais ?

Tout n'est pas à jeter. Il y a plein de passages, surtout au début, qui sont touchants. Il s'agit tout de même du parcours de quelqu'un qui a vécu la Shoah et l'auteur a tout mon respect pour ça. Mais c'est tout ce que je peux reconnaître à ce livre. Il déborde de défauts dans ce qu'il entend apporter et nage dans les erreurs qu'il considère avoir compris. Un exemple de plus s'il en fallait que la première sagesse consiste à toujours supposer qu'on est soi-même lacunaire dans sa compréhension du monde. Ce livre qui partait d'une bonne intention sans doute ne pourra que vous encourager à juger les autres et à vous conforter dans l'envie secrète que tout le monde a de se sentir dans le bon camp. Un axe de réflexion qui est délétère pour le développement des individus, tant ceux qui y croient que ceux qui paieront le prix du mépris qui seront infligés aux autres.

Discocresco
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le 14 mai 2024

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