Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/04/le-lezard-noir-d-edogawa-ranpo.html
ÉLÉMENTAIRE, MON CHER NÉBAL
Nouvelle tentative auprès de l’œuvre étonnante d’Edogawa Ranpo – soit la figure emblématique du roman policier japonais naissant dans les années 1920, prisant les récits macabres, voire horrifiques, à la lisière du fantastique le cas échéant, ou d’autre chose encore : son goût pour la perversion, le sordide et l’outrance en a fait une figure essentielle et probablement séminale du registre « ero guro nansensu », fréquemment abrégé en « ero guro » tout court, soit ce mélange typique d’érotique et de grotesque où se sont exercés par la suite bien des auteurs japonais, dans bien des supports (on notera sans doute tout particulièrement le mangaka Maruo Suehiro, qui a d’ailleurs adapté Edogawa Ranpo à plusieurs reprises, je vous renvoie à ma chronique de son adaptation de L’Île panorama).
J’en avais donc déjà lu L’Île panorama – le roman, cette fois ; une « chose » absolument inclassable et passablement fascinante – et La Bête aveugle, roman qui m’avait séduit par son outrance macabre, tout en me laissant bien davantage perplexe quant à sa relative « légèreté » perçant entre les tableaux les plus sordides. Le Lézard noir est donc ma troisième lecture de cet auteur – et ça n’a pas grand-chose à voir.
En effet, cette fois, l’étiquette « roman policier » est parfaitement appropriée – là où elle pouvait paraître un brin forcée pour les deux titres précédents. Le Lézard noir est peut-être le plus célèbre récit d’Edogawa Ranpo à faire figurer son personnage récurrent d’Akechi Kogorô, soit « le » détective privé japonais, personnage qui empruntait beaucoup à Auguste Dupin (rappelons qu’Edogawa Ranpo est un pseudonyme, une forme de « japonisation » du nom d’Edgar Allan Poe) comme à Sherlock Holmes, et peut-être à quelques autres (Rouletabille ? Son antagoniste, ici, pourrait d’une certaine manière renvoyer à Arsène Lupin, par ailleurs…).
Au-delà, ce court roman (très court – en fait d’un format comparable à celui de L’Île panorama et de La Bête aveugle) a semble-t-il marqué, au Japon, au point d’avoir une postérité éventuellement inattendue. Que Fukusaku Kinji en ait livré une adaptation cinématographique est peut-être dans l’ordre des choses (même si je ne l'ai pour l'heure connu que dans un registre autrement violent, de ses fameux films de yakuzas à Battle Royale) ; mais, parmi les seconds rôles, on y trouvait ni plus ni moins que Mishima Yukio… lequel, par la suite, adapterait à son tour Le Lézard noir, sous la forme d’une pièce de théâtre ! Au-delà, j’imagine que la bestiole emblématique constituait une sorte de signe de ralliement ne laissant aucune place au doute – ainsi pour l’éditeur français de mangas Le Lézard Noir, qui a donc publié notamment Maruo (et Maruo adaptant Edogawa Ranpo, donc), mais aussi d’autres choses très recommandables et peut-être d’une certaine manière dans cette même filiation du macabre japonais – lisez Umezu Kazuo, c’est un ordre !
Mais Le Lézard noir est donc un pur roman policier. En cela, même si ce n’était peut-être pas le cas au Japon au moment de sa parution (1929), il nous fait l’effet, ici et maintenant, d’un court roman très daté, et peut-être même convenu… Pas grand-chose, en tout cas, de la folie oppressante de L’Île panorama et de la perversion morbide de La Bête aveugle. Globalement, le présent roman est autrement « sage », et propre... Hélas.
Mais il existe bien quelques passerelles, oui : Edogawa Ranpo prisait semble-t-il énormément les repaires souterrains à la démesure utopique, que l’on trouve dans les trois romans, et les jeux dangereux auxquels ils sont toujours propices… impliquant souvent des mannequins, ou des hommes et des femmes réduits à la condition d’objets !
Et, de manière plus édifiante peut-être, on est frappé à la lecture de ces trois romans autrement bien différents de ce que la sympathie de l’auteur va assez clairement à ses criminels… Toutefois, ici, Akechi Kogorô oblige, cette passion sordide ne s’exprime pas autant que dans L’Île panorama, avec son criminel génial jusque dans les replis les plus obscurs de ses obsessions les plus insanes, ou dans La Bête aveugle, avec son serial killer pervers et sophistiqué – même si son humour, bon… Le Lézard noir, ici, bénéficie donc du titre, ce n'est pas rien, et suscite bien davantage l’intérêt du lecteur que son antagoniste censément héroïque : les meilleures pages du roman sont celles qui lui sont consacrées, Akechi Kogorô séduit bien moins, si leur compétition fait tout le sel du roman – mais il faut donc cette fois que la loi et l’ordre triomphent ? Et... la décence ? Dommage…
VICIEUSE !
Le Lézard noir… est une femme. Une moga, pour modern girl, comme je crois qu’on disait alors ? Dans les fortes premières pages du roman, ladite fascine en tout cas par son charisme hors du commun autant que par sa liberté dans un Japon guère porté alors et à vrai dire encore aujourd’hui à laisser la moindre marge d’expression à ces dames. Bien vite, Edogawa Ranpo nous la dépeint comme une alliance détonante de ruse et de sensualité, avec quelque chose d’une Salomé, et qui, la vicieuse, ne se délecte véritablement de ses si nombreux crimes qu’à la condition de les rendre perversement ludiques.
Car elle est une criminelle, oui – mais peut-être était-ce alors la seule vocation envisageable, pour une femme japonaise entendant affirmer sa liberté essentielle ? Il y a cependant un flou dans sa biographie, que l’auteur entretient non sans l’épicer d’ambiguïtés. Nous la savons très tôt cambrioleuse, pickpocket, maître-chanteuse le cas échéant… et, à l’évidence, les cadavres ne l’effraient en rien : très tôt, nous la voyons faire usage de sa ruse diabolique pour dissimuler les corps des victimes d’un jeune homme de sa connaissance – et, tout autant, nous la voyons alors tirer profit de ces méfaits pour s’attacher à elle ce genre de seconds couteaux, naïfs sans doute mais parfois bien utiles à qui se lance dans de telles entreprises…
Car la dame a de l’ambition – et, surtout, elle en a les moyens ; pas seulement intellectuels ! Mais c'est là une chose qui ne sera rendue évidente qu’au fur et à mesure, au fil des très brefs chapitres du roman : le Lézard noir des premières pages, que nous percevions presque solitaire et, d'une certaine manière, anarchisant, s’avère la maîtresse d’un empire criminel aux ramifications démesurées – il y a en elle de l’Arsène Lupin, mais tout autant du Moriarty…
JOUONS !
Sa dernière lubie ? Mettre la main sur l’Étoile égyptienne, un diamant d’une valeur incroyable, propriété d’un fameux joailler d’Osaka, M. Iwase Shôei. Elle a sur le vieux bonhomme un moyen de pression tout trouvé, en la personne de sa fille Sanae… L’idée est toute simple : enlever la fille, et exiger la pierre en rançon. C’est d’un banal…
Mais le Lézard noir – ou Mme Midorikawa, son identité d’emprunt au début de cette affaire – déteste la banalité. Il faut rendre l’entreprise amusante – pour cela, elle a besoin d’un adversaire à la hauteur de ses capacités ! Aussi prévient-elle ses victimes de ce qu’elle compte faire, afin de les inciter à prendre des mesures radicales pour assurer leur sécurité – et quelle meilleure garantie, pour cela, que l’implication dans l’affaire du fameux détective privé Akechi Kogorô ? C'était bien lui qu'elle visait...
Voilà un homme qu’elle peut admirer ! Presque aussi futé qu’elle – presque ! De quoi pimenter l’enlèvement de la jeune Sanae, en le rendant plus difficile, plus périlleux… plus amusant ! Et Mme Midorikawa ne se cachant guère, tous deux ont bientôt pleinement conscience de ce dans quoi ils se sont embarqués : ils se rencontrent, même ! Et ils vont se livrer une farouche compétition d’astuce ; c’est un sport, ou peut-être plus exactement un jeu… et sans doute non exempt d’une certaine dimension amoureuse, voire « érotisante », que l’auteur associe immanquablement à son brillant personnage féminin (même si le roman est donc très « sage », hélas, sans les excès de La Bête aveugle, notamment).
TAMBOUR BATTANT
En tout cas, tout va très vite, dans ce roman pour le coup aux antipodes des deux précédemment cités, et ce quand bien même ils sont tous à peu près du même format. L’Île panorama était à maints égards bâti autour d’une longue, très longue et très méticuleuse randonnée hallucinée au milieu de l’utopie « poesque » du héros/criminel ; La Bête aveugle s’attardait avec délices et perversion (n’est-ce pas la même chose ?) sur les crimes sordides et les mises en scène macabres du héros/criminel. Et ici ? Nous avons quelques aperçus de cette posture dans les pages les plus réussies du roman, tout à la gloire de son héroïne/criminelle… Mais l’effet est pourtant tout autre.
Car le roman va tambour battant. Impossible de s’y attarder sur quoi que ce soit : à chaque page, il doit se produire quelque chose. Les chapitres sont très brefs, et l’on y trouve toujours trois, quatre rebondissements peut-être ? Le roman file à toute allure et use de tous les expédients pour susciter et maintenir l’intérêt du lecteur… mais au point de l’overdose, ai-je trouvé. Mais cela participe, je suppose, d’une certaine dimension « populaire » du récit, ici bien plus évidente que dans les deux autres courts romans évoqués.
La joliesse n’est pas de mise, les descriptions sont hors-sujet : il faut que ça avance, toujours, à chaque page. Les dialogues doivent être vifs, les retournements de situation fréquents, les ruses de part et d’autre toujours plus outrées et fantasques.
Je ne sais pas ce qu’il en était de l’édition populaire japonaise à l’époque, mais, de l’autre côté du Pacifique, Le Lézard noir aurait assurément trouvé sa place parmi les pulps – et j’imagine qu’en Europe nombre de fascicules l’auraient tout aussi bien accueilli entre leurs pages.
TOUTES CES CHAMBRES SONT JAUNES
De la ruse, donc ! Toujours plus ! Mais dans un registre, peut-être alors inédit encore au Japon, mais qui, en Occident, avait déjà quelque chose d’un peu daté ? Le Lézard noir n’est certes pas un polar à la Dashiell Hammett ou à la Raymond Chandler (pour le peu que je crois en savoir, moi l'ignare en la matière) ; il ne relève pas non plus du whodunit posé à la Agatha Christie, même s’il emprunte probablement à des sources communes – mais ce sont donc bien ces dernières qui importent le plus.
Les noms ont déjà été cités : Edgar Allan Poe, forcément, Arthur Conan Doyle aussi, probablement, peut-être donc un Maurice Leblanc (très certainement, en fait) ou un Gaston Leroux (je suppose). Le registre policier du Lézard noir, c’est celui des neurones actifs et jamais pris en défaut – dimension accentuée par la rivalité consciente du détective et de la criminelle. Aussi tous ces maîtres de l’art déductif sont-ils immanquablement convoqués par l’auteur dans l’élaboration de son crime – pardon, de son roman… C'est un policier cérébral, pas social ou que sais-je ; c'est un policier très classique.
L’approche peut varier, car, au fil des chapitres, ce sont des dispositifs différents qui sont mis en place par l’auteur : tantôt nous sommes du côté du Lézard noir, tantôt d’Akechi ; l’astuce est parfois délibérément exposée dès la planification de ses forfaits par notre criminelle, ou retardée jusqu’à sa compréhension par le détective ; régulièrement, l’un semble pris de vitesse par l’autre, mais ce n’est le plus souvent qu’une illusion : la partie d’échecs est serrée. Et, bien sûr, une partie du plaisir consiste pour le lecteur à deviner ce qui se produit hors de toute explication, par Mme Midorikawa ou par Akechi Kogorô…
L’autre partie du plaisir ? Elle emprunte directement au principe de la « chambre jaune » : Edogawa Ranpo s’ingénie à inventer les situations les plus bloquées et les ruses les plus fantasques pour les circonvenir (s’amusant même à glisser une allusion parlante à un de ses propres récits, présenté comme une source d'inspiration !). Tout est parfaitement tordu, excessif, outré, dans ces plans méticuleux forcément dénoncés, mais toujours riche de suffisamment de sorties de secours pour que le jeu se poursuive un chapitre de plus. La cruelle criminelle voit loin, et son adversaire tout autant – les portes closes ne sont dès lors guère un souci, car il est mille et une manières de perpétrer un crime en apparence impossible pour peu qu’on s’y livre avec suffisamment d’attention… et d’audace.
JUSQU’AU DÉLIRE
Mais cela va très loin. Edogawa Ranpo, consciemment, a bâti son roman populaire sur la surenchère : chaque astuce improbable suscite une autre astuce plus improbable encore, dans ce jeu du chat et de la souris – mais qui est le chat et qui est la souris ? Le genre de ces animaux en français pourrait nous tromper… Il est sauf erreur inconnu du japonais, et cela joue son rôle dans la perception du roman. Car, finalement, l’histoire n’est pas, ou plutôt pas seulement, celle de la traque de la criminelle par le détective ; il s’agit au moins autant pour ce dernier d’échapper aux pièges de la dame…
Quoi qu’il en soit, les développements sont toujours plus outrés – et l’atmosphère du roman s’en ressent. Le policier vaguement feutré du début du roman, plus ou moins cantonné à de luxueuses chambres d’hôtel, cède alors la place aux excès les plus marqués d’une traque indéniablement périlleuse : Akechi Kogorô, à ce stade, n’a plus simplement à craindre d’être humilié par Mme Midorikawa – la menace essentielle planant sur lui dans les premiers chapitres : cette fois, c’est clairement sa vie qui est en jeu – et celle de Sanae… et celle du Lézard noir.
D’où cette utopie chtonienne semble-t-il typique de l’auteur, avec ses installations démesurées n’ayant rien à envier à L’Île panorama, pas même ses mannequins ou ses otages spoliés de leur humanité pour ne plus être que des objets décoratifs voués à l’amusement sadique de leurs « propriétaires »…
Pourquoi pas ? À ceci près que la manière dont Akechi Kogorô parvient (inévitablement, je ne vous révèle rien…) à déjouer en dernier recours les plans odieux du Lézard noir… est peu ou prou incompréhensible (d’autant qu’Edogawa Ranpo s’y attarde encore moins que dans les chapitres précédents, il faut aller vite, très vite). En fait, ces ultimes séquences donnent presque l’impression que nous avons changé de roman – on est à la lisière du fantastique, et, en définitive, on retrouve en fait quelque chose de L’Île panorama comme de La Bête aveugle (ou, plus exactement concernant ce dernier, on anticipe sur son contenu), mais sur un mode tellement laconique qu'il évoque presque une sorte de synopsis...
Hélas. Car, oui, j’ai trouvé que c’était avec bien moins d’habileté et, disons, de conviction… C’est comme si l’auteur cherchait en fin de compte à démontrer à son lecteur que la compétition dans laquelle il s’était de lui-même engagé ne pouvait, à force d’excès, que sombrer dans le grotesque et l’incroyable. On est peut-être à deux doigts de la violation du pacte associant le romancier et sa vict… son admirateur.
TROP
Et, du coup… je n’ai pas été convaincu. À vrai dire, j’ai du mal à comprendre comment ce roman (pas désagréable, hein) a pu acquérir une telle réputation et susciter autant d’admiration – tout en prenant en compte les distances culturelle autant que temporelle suffisant sans doute amplement à justifier cette étrangeté qui n’en est peut-être pas tout à fait une.
Le problème a plusieurs facettes : je pourrais insister sur le côté daté de la chose (indéniable, mais au point où la vague nostalgie du lecteur et son goût de la poussière ne suffisent pas à lui rendre la lecture véritablement jouissive), sur son style pauvre et drastiquement utilitaire, sur son rythme tellement frénétique qu’il en devient épuisant… Sur le falot Akechi Kogorô, tellement moins charismatique que le Lézard noir… Comme s’il y avait une injustice, d’ailleurs : c’est elle, la meilleure, c’est elle qui suscite tous les meilleurs moments du livre… Elle doit l’emporter car elle seule brille ! Autant dire, alors, que j’aurais souhaité lire un autre roman ? Problème qui se pose souvent, j’imagine… et qui ne rend la critique que plus difficile.
Mais c’est d’autant plus troublant que la démarche suivie par Edogawa Ranpo dans la construction de son récit, « objectivement », aurait sans doute dû bien davantage me convaincre : moi qui suis bien plus adepte du fantastique et du grotesque que du policier, quel qu’il soit et c’est peu dire, n’aurais-je pas dû adhérer d’autant plus au virage amorcé par l’auteur dans les ultimes chapitres de son roman ? Mais non – ça n’est pas passé… Rigidité de ma part, peut-être, mais la bascule m’a fait soupirer : je n’y croyais plus, et ne me sentais même plus de faire l’effort d’y croire – ou même d’en donner simplement l’illusion, quitte à ne tromper que moi-même, l’auteur n’étant certes plus là pour que je lui fasse cette « faveur »…
Et, en définitive, je n’ai pas retenu grand-chose de ce roman – je l'ai lu sans vrai déplaisir, mais sans vraie passion non plus. Aussi, à l'heure du bilan, je suis tenté d'y voir une incitation, peut-être malvenue, à me détourner du Edogawa Ranpo « strictement policier ». Car, si j’ai pu apprécier pour leurs bizarreries et leurs excès L’Île panorama (surtout) et dans une moindre mesure La Bête aveugle, Le Lézard noir, par contre, m’a laissé au mieux froid – et son mélange des genres m’a nettement moins parlé (en même temps, je relève que mon souci concernant La Bête aveugle tenait un peu à ça – si cette dimension m’avait par contre enthousiasmé dans L’Île panorama). Ça ne signifie pas que j’en ai fini avec Edogawa Ranpo, certainement pas, mais cela m’incite à me montrer plus prudent – et, peut-être, à me méfier des prestations fort classiques d’Akechi Kogorô ? Nous verrons bien…