Leo Strauss a longtemps été ignoré en France - en dehors des écrits de Raymond Aron ou de Claude Lefort - jusqu’à il y a une vingtaine d’années pendant le mandat de Bush, où on lui prêtait le titre de maître à penser des néoconservateurs américains comme Irving Kristol ou Norman Podhoretz, qui furent ses disciples ou bien élèves de disciples de Strauss. Ce qui est, je vous rassure, franchement réducteur voir complètement faux. Les néoconservateurs tels que Podhoretz et Kristol avaient beau se présenter comme des héritiers du libéralisme historique, ils ont surtout jeté sur la société ouverte moderne un regard dépréciatif global, bien inspiré de l'enseignement de Leo Strauss cependant. Cette critique des néoconservateurs attribue le déclin et la crise de l'Occident à l'abandon de toute référence à la loi naturelle au profit du droit naturel individualiste. Ce n’est pas du tout le genre de critique que font les vrais libéraux, qui ne sont pas des néoconservateurs.
En réalité, Strauss n’est pas lié aux néoconservateurs, c’est un intellectuel de haute qualité et une référence universitaire incontournable de la philosophie politique contemporaine, surtout pour ceux qui s’intéressent à l’histoire du droit. Parce que c’est fondamentalement ce qu’est Leo Strauss, un historien. C’est par l’histoire que Leo Strauss fait de la philosophie.
En France, la philosophie politique avait surtout tendance à se confondre avec les sciences sociales couplée à un positivisme radical. J’avais fait une critique il y a quelques années de son excellent ouvrage Droit naturel et histoire, on peut peut-être attribuer la critique que Kojève a fait de cet ouvrage pour expliquer le désintérêt manifeste suscité par Strauss pendant des décennies.
Libéralisme antique et moderne reprend la dichotomie de Droit naturel et histoire dans lequel il confronte les visions anciennes et modernes de la question de la liberté. Strauss estimait que si l'on veut parler convenablement des concepts repris de nos jours par la sociologie politique, il convenait de se référer aux auteurs anciens, car ils furent aussi intelligents et perspicaces que nous, si ce n’est plus.
Je dois avouer que la lecture de ce livre a été assez difficile. C’est un livre difficile d’accès, non pas dans ses propos, car Strauss a une plume éloquente, mais plutôt dans la direction que prend le livre. On s’attend à un livre de réflexion sur le libéralisme tel que le conçoit les libertés civiques grecques, ceux des “Sept Sages” de Clisthène, Thucydide, Aristote, Xénophon, Isocrate, Démosthène, face au libéralisme faconné concrètement par Locke, les physiocrates, Kant, Menger, Hayek ou Mises. Mais non, le livre disserte plutôt sur le Minos de Platon, le De natura rerum de Lucrèce, les commentaires qui portent sur le Guide des perplexes de Maïmonide, sur les explications de la théologie politique de Marsile de Padoue, sur la signification d'une science de la politique, sur la critique spinoziste de la religion, la pensée de Eric Havelock, ou enfin les notes prises lors d'un colloque réunissant des juifs et des protestants. Bref, une structure très brouillonne.
Pour ce qui est du libéralisme en soi, Strauss dit que le mot a été largement dévoyé. Globalement, Strauss utilise le terme de libéral dans son acception américaine. Il oppose alors le libéralisme au conservatisme. Mais il a bien évidemment l’intelligence de reconnaître que les deux notions ne sont pas antinomiques. En effet, contrairement au progressiste qui a besoin de l’Etat pour faire avancer ses idées, les conservateurs et libéraux sont pour un retrait de l’Etat dans les questions de société et croient en un ordre spontané de la société (ce qui différencie les conservateurs des réactionnaires). Les conservateurs savent que l’Etat agit toujours en faveur du progressisme, surtout dans l’époque contemporaine. Il n’est pas dans la logique et les intérêts de l’Etat de ne pas asseoir son pouvoir en faisant du clientélisme progressiste. Globalement, libéraux et conservateurs - puisqu’on est dans un contexte américain des années de la fin des années 60 - ont ceci de commun qu’ils sont tous deux anticommunistes.
Là où Strauss est confus, c’est qu’il prétend que le libéralisme serait en accord avec le communisme en ce qui concerne la fin ultime. Ce qui est faux bien entendu, le communisme a sa logique propre au matérialisme historique, alors que les libéraux comme Popper sont plutôt critiques de cet historicisme. Selon Strauss, cette convergence de fin ultime s’applique surtout dans la croyance envers le progrès inéluctable de l’humanité, mais c’est mal connaître la théorie de l’ordre spontané de Hayek. Strauss va jusqu’à déclarer que le conservatisme a aussi une racine commune avec le communisme. Ces présupposés ne sont pas justifiés, et c’est dommage.
Ce qui intéresse surtout Leo Strauss, c’est l’éducation libérale, c’est-à-dire une éducation à la culture. La culture au sens de la tradition occidentale, et non celui de la sociologie qui fait de la culture n’importe quel modèle comportemental commun aux groupes humains. Toutefois, au lieu de prendre la notion d’éducation dans une perspective historique, il offre un point de vue normatif, les fins et les objectifs plutôt que la méthode et les conditions. Il fait quelques remarques intéressantes sur la tolérance en politique et ses débats sans fin. Il est vrai qu’il s’agit d’une composante du libéralisme, le paradoxe de sa position face aux idées intolérantes. Il analyse aussi les divers sens du terme “libéral” dans l’Antiquité : libéralité, sciences des arts libéraux, philosophie cyclique dans un contexte libéral, etc.
Il me semble que Strauss ne connaît pas bien l’histoire moderne du terme. Sinon je ne pense pas qu’il l’aurait utilisé pour parler de l’Antiquité. La liberté des modernes était différente de celle des Anciens. Chez les Grecs elle n'était pas un attribut de droit du sujet ou de l'individu, elle était en revanche inséparable du citoyen en tant que membre d'une cité indépendante.
Bref, un livre très inégal. Beaucoup de truismes, certaines pages sont néanmoins brillantes. On va de l'admiration à la déception et inversement, parce que Strauss renonce à faire la l’économie de ce qui est accessoire au détriment de l’essentiel.