Dans l’édition que j’ai choisie, le quatrième de couverture a oublié le résumé. A la place, on lit : "Curieux livre, où tout est excellent." Il est évident que la critique qui va suivre ne sera qu’une longue paraphrase de cette citation où André Gide a dit l’essentiel.
J’avais déjà parlé de ma récente et soudaine admiration pour Stevenson. On me reproche souvent mon enthousiasme bavard, que je ne tente même pas de contenir. Dans le cas du Maître de Ballantrae, l’admiration confine à la vénération. Voici, en quelques lignes, les raisons pour lesquelles ce Maître est l’un des plus beaux romans que j’ai jamais lu.
Je l’ai dit lors de ma critique du Club du Suicide : Stevenson maîtrise l’art du récit. Peu besoin d’en dire plus. C’est un conteur exceptionnel, conscient de la complexité de la narration. Chez Stevenson, il n’y a jamais de mauvais enchaînements ni de scène superflue. Il va à l’essentiel en faisant des détours, paradoxe brillant.
La densité de ses histoires se trouve avant tout dans la précision du caractère de ses personnages; dans leur exploitation, dans le travail et la recherche des humeurs. C’est là, après la construction remarquable de ses récits, que Stevenson se détache des autres; il sait écrire la nature de ses héros comme s’il était allé creuser au plus profond de leur âme. L’écrivain est un observateur furieux. Ainsi, il offre à ses personnages une dimension tangible. Le déroulement de leurs aventures n’en est que plus captivant.
L’histoire du Maître de Ballantrae aurait pu tenir dans un roman deux fois moins long. Il ne s’agit, en somme, que de l’histoire de deux frères retenus par une haine féroce. Leur intendant, narrateur du récit, est le fidèle serviteur de son maître, Henry Durrie, qu’il aime sincèrement. Le parti pris du narrateur, dont le respect va tout entier à Henry, se transforme au fur et à mesure, à l’instar de celui du lecteur. Il découvre et analyse le personnage du frère, James, jusqu’à laisser la haine se muer en une sorte d’admiration, ou de respect discret. Les caractères des deux frères sont ainsi soumis à évolutions et bouleversements, et on les observe moins comme personnages que comme individus véritables. L’intrigue se confond avec ce qui ressemble à une étude des passions.
Au final, c’est une impression étrange qui se dégage de cette lecture.
Une sorte de soulagement.
Stevenson vous accompagne, il vous donne les images à exploiter, il vous offre la matière et la travaille pour vous. Mais sans jamais vous contraindre, ni forcer l’émotion.
Je crois avoir terminé le livre avec un sourire idiot. Il s’agit de ce genre de romans qui me serrent agréablement le crâne pendant des jours, parce qu’ils me dégagent du pénible sentiment d’avoir trop à lire et trop peu de temps; Stevenson me donne toujours cette sensation d’accompli, même éphémère.
Il a sur moi le même pouvoir que Wilde : l’euphorie, suivie d’une mélancolie tout aussi profonde; l’idée que pour bien des raisons, la perfection est douloureuse.