"C'est perdre la vie que de l'acheter par trop de soucis."
Entre 1596 et 1598, Shakepeare poursuit inlassablement l'écriture de ses comédies, subtiles parodies du pétrarquisme et de l'euphuisme ambiants qui codifient assez strictement la façon de dire l'amour à travers l'idéalisation hyperbolique. C'est ce mélange de respect des conventions et de subversion qui donne leur cachet tout particulier à des oeuvres telles que « Le Songe d'une Nuit d'été » ou « Roméo et Juliette » (tragédie qui, à de nombreux égards tient aussi de la comédie). Les ingrédients m'ont paru, cette fois, particulièrement savoureux: entrecroisement de deux intrigues principales joliment complémentaires - une histoire d'amour basée sur l'énigme de trois coffrets d'un côté et le suspens ironique basé sur un homme devant livrer une certaine quantité de sa propre chair pour rembourser un créancier de l'autre – parsemées de diverses micro-intrigues bien équilibrées pour un résultat harmonieux, plein de vie et intriguant.
Sans trop de surprise, les personnages de cette comédie n'ont guère de personnalité intrinsèque et représentent plus des caractères (le mélancolique, l'amoureux, le bouffon, le Juif,...) poussé jusqu'à la caricature en ce qui concerne le rôle de Shylock. L'antijudaisme dont il est le vecteur est poussé jusqu'à son extrême limite: Shylock est le Diable, Shylock est avare, Shylock est un égorgeur qui affûte son couteau devant tout le monde comme si de rien n'était... J'avoue avoir trouvé cela parfois amusant, parfois un peu lourd tant certains dialogues intéressants du Juif (notamment sur l'hypocrisie des Chrétiens qui militent pour l'égalité entre les Hommes mais qui emploient des esclaves...) finissent par être noyés dans les stéréotypes de la comédie et étouffent dans l'oeuf toute tentative de remise en question sérieuse du racisme primaire des personnages. La fin du procès, à l'avant-dernier acte, m'a à ce titre un peu exaspéré par son apologie sans finesse de la Chrétienté.
Cette pièce est également la moins profonde du Barde qu'il m'ait été donné de lire jusqu'à présent: il n'y a pas vraiment de message sous-jacent et très peu de sous-niveaux de lecture. Tout au plus peut-on y voir une critique de la modernité qui passe par la mainmise d'une nouvelle réalité économique sur tous les rapports humains. Ainsi, le prêt gratuit, idéal médiéval s'il en est, laisse place au prêt à intérêt et à tous les drames afférents à une nouvelle économie où les richesses semblent toujours virtuelles, telles celles du marchand qui donne son nom à la pièce, Antonio, mélancolique personnage dont tous les biens sont en mer et qui n'EST plus rien lorsqu'il ne POSSEDE plus rien...
Si je devais avoir une vraie déception, ce serait dans la constatation d'un manque total de créativité scénaristique de la part de Shakespeare qui a repris presque idée par idée une « novelle » italienne de Giovanni Fiorentino tout en empruntant l'épreuve des trois coffrets à la Gesta Romanorum, un recueil de contes médiéval sois-disant rédigé par de grands auteurs antiques et servant à l'édification des moines. D'autres histoires encore inspirèrent l'intrigue de Shakespeare qui tient apparemment beaucoup cette fois à ne pas écrire une seule ligne dont il n'aurait pillé le thème dans une quelconque source. Certes, puiser dans diverses oeuvres n'a rien de nouveau pour les auteurs de l'époque et Shakespeare l'a déjà fait maintes fois, mais ce dernier s'était toujours arrangé pour placer quelques idées propres qui lui permettaient, en quelque sorte, de s'approprier l'histoire. Je reste, cette fois, particulièrement sceptique...
Et pourtant, toutes ces considérations ne me permettent pas d'oublier à quel point j'ai passé un bon moment de comédie, en compagnie de nombreux personnages bien écrits, aux dialogues incisifs et aux péripéties aussi rapides et entraînantes qu'une danse carnavalesque. Une fois de plus, un tel contexte permet aux femmes de s'émanciper et de tenir la dragée haute aux hommes, pour le coup totalement mystifiés, et Portia restera dans mon esprit comme un excellent personnage féminin. Jamais l'ennui ne pointe son nez en cours de lecture, jamais l'exubérance des réparties n'est prise en défaut, jamais, enfin, le style ne permet de douter de la supériorité manifeste de son auteur, gredin farceur qui réussir à attendrir quand il faudrait rire et à faire naitre la poésie quand la bouffonnerie seule devrait régner. Assurément un moment de détente pas comme les autres.