Dubravka Ugresic écrit ce que c'est que de venir d'un pays disloqué par la guerre, où l'on ne dit pas "dormir comme un enfant" mais "comme un égorgé".
Ce que c'est que de venir de la violence, du coeur de la violence européenne.
Porter cela, cette histoire, ces stigmates, ces souvenirs défaillants, cette incertitude posée sur le passé (est-ce que tout cela a vraiment existé ?), jusqu'aux Pays-Bas. Et donner cours dans cette langue-là, le serbo-croate.
De chapitre en chapitre, les masques de la résilience tombent les uns après les autres, et l'autrice nous laisse voir son personnage au plus nu, au plus défait d'elle-même, au plus douloureux.
Et cette douleur est une haine, mais aussi une jouissance.
C'est sans doute ce qu'il y a de plus troublant dans ce roman, qui évite tout le temps les effets larmoyants, la lourdeur, l'auto-apitoiement, alors même qu'il plonge dans le mal - celui de son héroïne, celui de l'Histoire, celui du quotidien.
Le récit est articulé au fil d'une saison d'enseignement en université : le premier semestre, les vacances, le deuxième semestre, et la fin de l'année. Ugresic orchestre tout selon le rythme de l'institution universitaire, à laquelle l'héroïne se raccroche pour survivre : seule raison pour elle de quitter l'homme avec qui elle vivait et qui ne l'aime plus, de déménager aux Pays-Bas, de parler du passé, de la guerre, de la Yougoslavie, d'habiter une chambre minuscule en sous-sol, de lire de la littérature serbo-croate, et d'éprouver de la compassion pour ses semblables, ses étudiants qui comme elle sont des exilés, et qui portent tous "cette gifle invisible incrustée sur leur visage" ; et donc de la compassion pour elle-même, peut-être, enfin.