« Je n’ai jamais parlé que de moi », tel est la phrase scandaleuse, d'après Robbe-Grillet, par laquelle il commence ce roman. Pourquoi scandaleuse ? Il faut la replacer dans son contexte post Nouveau Roman, je vous la fais courte, en un seul (long) paragraphe :
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la littérature entre dans ce que Nathalie Sarraute appelle l’« Ere du soupçon ». Avec ou sans Nietzsche, Zarathustra a fait du chemin dans les âmes, qui assimilent l'absence de Dieu, et les structuralistes (Freud, Marx,…) proposent des lois psychologiques et sociologiques à nos comportement les plus intimes (et/ou massifs). Le lecteur (et l'écrivain) doute alors de la capacité de l’écrivain à mettre sa subjectivité au service d’une compréhension du monde, monde qui paraît soudain comme mis à plat, vide, lacunaire du moins, et, qui plus est, pas joli-joli. La réalité servie par le roman (concordance du langage littéraire avec le réel) est, dans ce contexte : soit déprimante comme un structuraliste, soit réactionnaire et fausse comme une négation du structuralisme. Alors quoi ? Le Nouveau Roman, porté par Robbe-Grillet, propose au roman une alternative. Le roman va chercher à évoluer dans un espace qui lui est propre, il cherche à fuir toute manifestation de la subjectivité, en se méfiant de la construction du personnage et de l'intrigue par exemple, en se méfiant globalement de toute représentation du réel. À force le roman semble ne plus se référer qu’à lui-même, en mettant (plus ou moins indirectement) en scène les circonvolutions d’un écrivain aux prises du doute : d’après la formule de Jean Ricardou, « ce n’est plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écriture ». On obtient des livres comme Les gommes de Robbe-Grillet, un roman policier désamorcé de partout : le crime n’a pas eu lieu et le lecteur le sait, l’agent spécial en proie au doute manque d'efficacité et tourne en rond, les témoins multiplient l'intrigue qui se dissout dans la multiplication des subjectivités… seul point sur lequel tous les témoins sont d’accord, « le criminel est votre sosie, monsieur », histoire d'ajouter au trouble, à la dissolution du personnage, et d'une certaine manière à la mise en cause de l'auteur. L’agent finira, sur un malentendu, par tuer lui-même la victime qui n’était pas morte (mise en abîme du crime d'un roman achevé). Au « soupçon », le nouveau roman propose donc l’alternative du « vertige » qui se veut lucide.
(Ce doute n'est pas nouveau, rappelle Robbe-Grillet sur la fin du roman, chez Laurence Sterne et Diderot déjà la parole narratrice revendiquait : « son entière liberté de création et sa large incompétence »)
« Je n’ai jamais parlé que de moi », au début du Miroir qui revient, arrive comme un aveu d'échec du projet objectif du Nouveau Roman : on ne s'émancipe pas de la subjectivité, qui revient toujours, et s'affirme. Au sujet de cet échec Alain Robbe-Grillet propose à la fin de l’ouvrage une analyse éclairante de l’Étranger d’Albert Camus : un homme, Meursault, qui fuit toute subjectivité, qui refoule tout rapport métaphorique au monde, toute raison humaine qui digère l'expérience et la sublime, refuse, en somme, de métaboliser l'expérience pour en faire un vécu… posture d'évacuation similaire à celle du Nouveau Roman, qui en vient au célèbre et terrible crime sous le soleil ardent : « or il [Meursault] le fait sans prendre garde que cette évacuation (ce rejet) alimente ainsi, chaque jour un peu plus, le trop-plein du dehors, tandis que, parallèlement, elle crée peu à peu au dedans de sa conscience malheureuse un grand espace vide, maintenu au prix d’une dépense d’énergie de plus en plus ruineuse, et dont les parois craquent de tous côtés. [..] Très vite, on a le pressentiment du drame inéluctable ; ce faux étranger va se voir acculé a quelques expédients de désespoir : un cri, un attentat, une action criminelle absurde. Ou plutôt, cela va se produire tout seul, hors de son contrôle (ô dérision), car c’est le soleil, la poussière sèche et l’aveuglante lumière qui vont commettre le crime par sa main tétanisée. »
Le crime inéluctable de Robbe-Grillet, qui semblait dans Les gommes être la simple idée du roman achevé, sera (annoncé dès le départ cette fois) de revenir, dans Le miroir qui revient, à une subjectivité assumée, non sans garder sa méfiance envers cette subjectivité, une distance, qu'il traduit (merci Roni) par l’ingéniosité, le jeu ou la ruse. On en vient alors à ce que l’on appelle l’autofiction, c’est-à-dire l’écriture de soi dans un mode qui comporte cette méfiance permanente envers sa propre subjectivité.
J’en viens au sujet de cette critique, car le fantastique dans ce roman relève selon moi d’un mode littéraire propre au jeu, à la ruse et à l’ingéniosité, pour mettre en scène cette méfiance sous la forme du fameux doute à la Horla : suis-je fou ?
(tout en mettant en scène, par les thèmes et les spectres invoqués, le vertige moderne).
Avec la mer et la peur qu’il évoque dès le départ, Alain Robbe-Grillet annonce des thèmes récurrents de l'ouvrage, porteurs d’angoisses (et de vertiges, l'éternel replis et reflux des marées), et il annonce particulièrement la fable étrange, au milieu de l'ouvrage, du « miroir qui revient » (Henri de Corinthe trouve un miroir dans la mer en pleine nuit, le ramène sur la plage au risque de se noyer, et voit dans le miroir une femme décédée ; un douanier retrouve de Corinthe échoué au matin sur la plage, entre le miroir et son cheval, et, les ramenant à l'auberge, se demande, selon le droit maritime, ce qu'il doit faire du miroir).
((étrange personnage que ce Henri de Corinthe qui rejoint subtilement sur la fin un stéréotype (ô ironie) fantastique, voir de littérature d’horreur, dont je vous laisse la surprise))
Cette fable m'intéresse particulièrement, parce qu'elle met en scène divers détails et personnages, dans une intrigue pour le coup hésitante, complexe dans son hésitation, qui va à la fois mettre en scène la quête de sens (notamment avec le personnage du douanier, qui cherche à faire correspondre la situation avec le droit maritime : à qui revient le miroir ?) mais aussi le sabotage de cette quête de sens, avec divers procédés (événements invraisemblables, détails paradoxaux, hésitations voir multiplications de l’intrigue, avec différentes versions suivant les témoins comme dans Les gommes…).
On trouve le « face-à-face de deux fables » dont parle un de mes profs (Philippe Forest) au sujet de l'auto-fiction : la fable de la réalité du douanier (le droit maritime), face à la fable du « miroir qui revient », les pièges tendus par Alain Robbe-Grillet mettant en scène « le spectacle de leur fausseté réciproque » (c'est donc, aussi, sa capacité à écrire sa propre fiction que Alain Robbe-Grillet met en cause).
Ce spectacle de la fausseté réciproque génère un doute, pour désamorcer la potentialité que la fable soit prise simplement comme une histoire « fausse », une « affabulation ». Car la posture de rationalisation du douanier, si elle n'aboutit pas, est tout de même enclenchée. Le lecteur ne peut, sous l'influence de ce personnage, se contenter de conclure à une simple hallucination, ou à un phénomène paranormal. L’influence du douanier, et de sa fonction, nous oblige à délibérer, à dénouer les indices d’une situation que l’auteur rend délibérément indénouable (l'intrigue se multipliant ne laisse même pas le choix d'une intrigue surnaturelle particulière). Le douanier est l’acteur d’une quête de sa vérité, d’une quête de « concordance du langage à la réalité » ; il cherche, en vain, à faire de la fable un gage de sa réalité.
Il y a quelque chose que j’aurais envie de qualifier de « méta-fantastique », car cette approche de la fable porte, dans le fond et dans la forme, un discours sur le fantastique : elle nous montre que le fantastique à cela de commun avec l’autofiction de saboter activement la quête de sens, au profit du doute, et à terme d’une exploration prudente du réel.
C’est un retournement du sabotage. Le sabotage, en vérité, est porté par la plupart des discours, ne serait-ce que dans le sabotage de l'autre, de la réalité de l'autre. Le discours a toujours ce penchant fasciste. Il cherche toujours à effacer quelque chose. Moi, par exemple, j’écris pour effacer Macron. Premier degré. Et, disant cela, focalisant, deuxième degré, j’efface une part significative de ce que je suis. Mettons que je plonge dans le trou ainsi créé, on constate que les degrés sont négatifs, qu'ils nous font tomber. Et, si je continuais le raisonnement, si je poursuivais la chute, commencerait probablement à surgir un fantôme (délateur) avec lequel nous pourrions causer.
L'idée de l'auto-fiction étant de se saboter un peu soi plutôt que l'autre, pour changer, et pour se comprendre soi. Robbe-Grillet parle de notre « conscience claire » qui se plaint du « non-sens et du manque », cela traduit je crois ce que Philippe Forest nomme « l’appel inouïe du réel », auquel le langage peine à répondre sans entreprendre une démarche vertigineuse. Le piège des fables, bien qu’il trouble au premier abord le lecteur, cherche en vérité une fidélité à notre rapport étrange au monde, et une réponse au problématique paradoxe (sentiment d'étrangeté/quête de sens). Le fantôme est la manifestation du vide ressenti, et/ou exposé.
On assiste donc, dans Le miroir qui revient, à l’organisation de fables complexes, parfois fantastiques, parfois historiques (lorsqu’il raconte son enfance au S.T.O., tout le morceau du roman où il revient sur son enfance dans sa famille anarchiste d’extrême-droite est fascinant), parfois un peu des deux, notamment autour de ce central et mystérieux personnage Henri de Corinthe.
On pourrait dire que le fantastique organise des fables à tiroir de manière « positive », pour créer un effet de doute désiré, essentiel au genre, tandis que l’autofiction le fait de manière « négative », par prudence vis-à-vis du langage articulé, par conscience de la non-concordance de ce langage avec le réel.
« le langage articulé […] selon les lois du sens […] se trouve incapable de rendre compte à la fois d’un monde extérieur qui précisément n’est pas nous, et des spectres qui s’agitent à l’intérieur de notre corps. Mais […] il me faut bien utiliser ce matériau là, le langage, si inadapté soit-il, puisque c’est cette conscience claire […] qui se plaint du non-sens et du manque. »
L'invocation des spectres pourrait donc chercher à compenser cette non concordance, tant bien que mal. Autofiction et fantastique, manifestement, peuvent s'associer.
Le fantastique devient un mode opportun pour satisfaire à « l’appel inouïe du réel », car, par nature, le fantastique exploite ce caractère inouï. Il l'exacerbe, même, car non seulement le fantastique se construit sur le sentiment du doute, mais en plus cherche-t-il, par goût du sensationnel parfois, les événements les plus invraisemblables du « vécu » d’un personnage, ou d’un auteur. On en revient à ce point possible de l’expérience dont parle André Breton, où « le réel et l’imaginaire cessent d’être perçu contradictoirement ». Il y a une contradiction ressentie, essentielle, mais davantage dans un dialogue, qui sert une démarche en écho, entre l'écrivain et ses fantômes.
Plus que par goût du sensationnel, donc, l'autofiction fantastique va invoquer de véritables spectres, parfois effrayants, comme des alarmes, un « désordre de figures et de fables », pour rebondir sur le vide, aux côtés de ces fantômes qui sont déjà en nous et autour de nous ; pour en faire des alliés, des potes, des adversaires... et tenter d'affronter nos spectres les plus inquiétants ! Rien de dangereux, ce n'est que du roman. On le sait, les fantômes, ça n’existe pas…
« sans le savoir de façon consciente, j’aurais donc forger des récits pour dominer mes fantasmes criminels devenu trop arrogants (le spectre du marquis de Sade qui venait me tirer par les pieds dans mon lit) »
Sur ce je vous laisse, il y a quelque chose qui grince dans mon grenier.