Le Moine noir
7.5
Le Moine noir

livre de Anton Tchékhov (1894)

La médecine est ma femme légitime, la littérature est ma maîtresse . Si Anton Tchekhov fut un très grand écrivain, il était également un médecin compétent et passionné.


Depuis l’adolescence, il est bien résolu, malgré l’extrême pauvreté de sa famille (lui-même est petit-fils de serf), à entreprendre de longues et coûteuses études de médecine ; en même temps, il est dévoré par le besoin irrépressible d’écrire. Durant ses années de fac, ce sont d’ailleurs ses productions littéraires qui le font vivre, plutôt chichement au début, il est vrai. Quant aux patients qu’il soignera par la suite avec beaucoup de dévouement, la plupart sont bien trop pauvres pour le payer et pour qu’il puisse songer à faire fortune grâce à son métier. Cependant, même lorsqu’ayant accumulé un nombre impressionnant d’écrits, il connaitra la notoriété et le succès, Tchekhov n’abandonnera jamais la profession médicale. Son expérience clinique, son talent pour l’observation psychologique, son souci d’objectivité sans préjugé ni parti pris influenceront sans conteste son œuvre, comme en témoignent, par exemple, son témoignage bouleversant sur L'île de Sakhaline, ou certains de ses récits, comme La Salle n°6, ou Le Moine noir.


Dans cette nouvelle, Tchekhov pose deux questions tout à fait passionnantes.


Il interroge d’abord sur l’intérêt d’enfermer les comportements humains dans des normes, de coller l’étiquette de la maladie mentale sur des conduites qui au fond ne nuisent pas à l’entourage et sont assumées par le "malade", ainsi que d’imposer de lourds traitements pour des "déviances" qui ne génèrent aucune souffrance.


Dans cette histoire, Kovrine, jeune philosophe prometteur mais perturbé par l’excès de travail, part se reposer à la campagne chez son tuteur Pessotski, horticulteur renommé. Au cours de ses promenades dans les terres environnantes, se présente à lui un moine noir, figure spectrale issue d’une vieille légende. Kovrine est bien conscient que l’apparition sort tout droit de son cerveau surmené, le moine le lui ayant clairement fait savoir. Sa folie, si folie il y a, reste donc plutôt modérée et ses hallucinations ne le coupent pas du réel : au contraire, il se révèle pour ses hôtes un compagnon charmant, débordant d’entrain et de joie de vivre, plein de prévenance pour Tania, la fille de Pessostki, dont il tombe d’ailleurs amoureux et qu’il finit par épouser. Cependant, le fantôme annonce au jeune homme qu’il fait partie de ceux que Dieu a choisi pour élaborer un monde meilleur. Si bien le jeune lettré, atteint à coup sûr de "mégalomanie" se tue désormais à la tâche pour mériter la confiance divine. Kovrine dort peu, travaille d’arrache-pied mais qu’importe, il est heureux, en connivence avec le monde qui l’entoure et l’émerveille.


Hélas pour lui, une nuit qu’il conversait avec son moine, Tania surprend … le soliloque. Affolée, elle pousse fermement son époux à consulter. Voilà Kovrine réduit au repos forcé, à l’inaction, au lait, au régime sans alcool, mais en même temps à la vie navrante, banale et insipide des gens ordinaires. Symbole de cette sorte de lobotomie qu’on lui impose, le verger de son beau-père qui naguère lui paraissait un luxuriant jardin d’Eden se révèle maintenant comme une succession monotone et ennuyeuse de rangées d’arbres tous pareils satisfaisant bassement au seul but du profit économique. Peu à peu, la beauté, l’harmonie, le bonheur s’effacent de son univers et laissent place au découragement, à la mélancolie. On se doute que tout cela ne peut que mal finir …


Le second questionnement de Tchekhov porte sur le lien entre la folie considérée sous l’angle de l’anormalité et la création artistique. Peut-on prétendre au génie en restant malgré soi confiné dans la norme ? Est-ce vraiment vouloir le bonheur de quelqu’un que de l’enfermer "pour son bien" dans une camisole normative, quitte à lui couper les ailes ? Lors d’une violente dispute avec sa femme et son beau-père qui s’obstinent à vouloir le soigner, Kovrine s’emporte :



Quelle chance ont eue Bouddha, Mahomet et Shakespeare de ne pas être
entourés de bons parents et de docteurs pour soigner leur extase et
leur inspiration ! (…). Si Mahomet avait pris du bromure pour soigner
ses nerfs, s’il n’avait travaillé que deux heures par jour et bu du
lait, cet homme remarquable n’aurait pas plus laissé de traces que son
chien. Les docteurs et les bons parents finiront par abrutir
l’humanité, la médiocrité passera pour du génie et la civilisation
périra.



En somme, dans cette nouvelle pseudo-fantastique, Tchekhov le médecin porte un regard lucide et acéré sur la manière dont la collectivité et la médecine psychiatrique qui en est le bras armé stigmatisent les comportements non conventionnels, s’évertuent à gommer l’originalité et la créativité des individus déviants, générant par là même la souffrance qu’elles prétendent soulager. Entre l’auteur et son personnage, les similitudes sont troublantes : tous deux se donnent corps et âme à leur travail, tous deux sont atteints de phtisie, tous deux revendiquent la liberté de se réaliser comme ils l’entendent malgré les remontrances de leurs proches et même si leur acharnement doit précipiter leur fin. Le moine ne cache pas à Kovrine que le poids de son génie sera lourd à porter, qu’il y perdra la santé et sans doute la vie. De même, lorsque Tchekhov envisage de se rendre à Sakhaline pour y observer les conditions de vie effroyables dans les prisons, sa famille essaie de le faire renoncer à son projet, vu son état de santé. Et c’est vrai, ce voyage se révélera pour lui extrêmement éprouvant et hâtera l’évolution de la phtisie dont il souffre depuis l’âge de 20 ans. Mais sa dénonciation courageuse du sort des bagnards poussera les autorités russes à améliorer leur qualité de vie de manière sensible.


Peu avant d’écrire sa nouvelle, Tchekhov a lui-même vu en rêve un moine noir ; cette apparition l’avait terrifié, au contraire de Kovrine qui se plait à la compagnie de ce spectre avec qui il a plaisir à discuter. On peut penser que l’auteur a utilisé le processus d’écriture pour exorciser la peur qui le hantait. Parce qu’il a pu ainsi se réaliser dans sa création littéraire, l’écrivain est resté du bon côté de la frontière ténue et ô combien arbitraire qui sépare les bien-portants des malades, Kovrine se révélant, en quelque sorte, le double maudit et malheureux de son créateur.

No_Hell
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le 28 mai 2018

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