Anatomie d’une légende familiale refoulée, et impressionnante leçon d’Histoire et de littérature.

«Le monarque des ombres», publié en 2017 et traduit par Aleksandar Grujicic pour les éditions Actes Sud (à paraître le 29 août prochain) fait écho aux «Soldats de Salamine» (paru en 2001), le roman qui a fait connaître Javier Cercas.
Dans «Les soldats de Salamine», roman au titre et à la construction énigmatique, Javier Cercas évoquait comment Rafael Sanchez Mazas, poète et théoricien des phalangistes espagnols réussissait à échapper par miracle à son exécution par des républicains espagnols en déroute en 1939.


« Il s’appelait Manuel Mena et il est mort à l’âge de dix-neuf ans au cours de la bataille de l’Èbre. Sa mort advint le 21 septembre 1938, à la fin de la guerre civile, dans un village du nom de Bot. C’était un franquiste fervent, ou du moins un fervent phalangiste, ou du moins l’avait-il été au début de la guerre : il s’était alors engagé dans la 3e bandera de Phalange de Cáceres, et l’année suivante, fraîchement promu sous-lieutenant intérimaire, il fut affecté au 1er tabor de tirailleurs d’Ifni, une unité de choc appartenant au corps des Régulares. Douze mois plus tard, il trouva la mort au combat, et durant des années il fut le héros officiel de ma famille. »*



  • Troupes de l’armée espagnole recrutées au Maroc espagnol (note du traducteur)


Né en 1919 dans un village isolé d’Estrémadure, terre ingrate et archaïque où les paysans vivaient toujours au début du XXème siècle sous le joug d’une servitude moyenâgeuse, comme dans les «Saint innocents» de Miguel Delibes, Manuel Mena appartenait à une famille de paysans ni riche ni pauvre, ayant réussi à louer des terres, et ayant depuis l’illusion d’être passée du côté des patriciens.
Le parcours de ce jeune idéaliste «ébloui par l’éclat romantique et totalitaire de la Phalange», mortellement blessé en 1938 lors de l’absurde bataille de l’Èbre, l’un des épisodes les plus sanglants de la guerre civile espagnole, est le sujet du «Monarque des ombres» mais Manuel Mena n’est pourtant pas l’unique personnage central de ce roman impressionnant de maîtrise. Comme «Les soldats de Salamine», «Le monarque des ombres» est un récit à plusieurs niveaux où Javier Cercas, écrivain narrateur qui n’est pas tout à fait l’auteur, enquête et tente de reconstituer la trajectoire de son grand-oncle, en même temps qu’il questionne son propre regard sur ce personnage familial considéré comme glorieux, sa honte d’avoir appartenu à une famille de gens modestes et pourtant franquistes, et ses propres scrupules à raconter l’histoire de cet homme qui l’assaille depuis des décennies.


« C’est seulement alors que je songeai à mon livre sur Manuel Mena, au livre que toute ma vie je remettais constamment à plus tard ou que je me refusais toujours à écrire, et je me rends compte maintenant que j’y pensais parce que je compris soudain qu’un livre était le seul endroit où je pouvais dire à ma mère la vérité sur Manuel Mena, où je saurais et j’oserais lui dire. Devais-je la lui dire ? Devais-je coucher par écrit l’histoire de celui qui symbolise toutes les erreurs et les responsabilités et la faute et la honte et la misère et la mort et les échecs et l’horreur et la saleté et les larmes et le sacrifice et la passion et le déshonneur de mes ancêtres ? Devais-je prendre en charge le passé familial dont j’avais tellement honte et l’ébruiter dans un livre ? »


Tout en menant l’enquête dans ce roman sans fiction, comme avant lui «Anatomie d’un instant» ou «L’imposteur», en explorant ses propres atermoiements, Javier Cercas tourne autour du point aveugle de l’engagement phalangiste de Manuel Mena et déploie sous nos yeux les antagonismes et ambiguïtés de l’histoire. Il nous donne aussi à lire une formidable leçon de littérature en train de se construire, en convoquant Dino Buzzati, Homère et la peinture de Goya. En effet, le personnage de Manuel Mena, au fur et à mesure de l’enquête, gagne en épaisseur et en complexité, pour finalement d’une statue froide et sans vie, triste héros ayant fait le choix du mauvais côté de l’Histoire, devenir un réel personnage qu’on dirait fait de chair, dont on peut sentir l’engagement, la complexité et les doutes, palpables tout comme ceux de l’auteur, qui à la fin ne doute plus et se décide à raconter l’histoire familiale de ce monarque des ombres.


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MarianneL
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le 21 août 2018

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