Quelle lecture incroyable et transformatrice, désagrégatrice de tout ce que, petite humaine avec une connaissance SVT de base, je pensais savoir du règne vivant. Ouais ce livre me rend lyrique car il est un chef d'œuvre dans son genre, la vulgarisation scientifique. Vulgarisation ne veut pas dire simplification : dans un style extrêmement agréable mais précis, Merlin Sheldrake décortique (et décompose) toute la connaissance actuelle sur le fungi (parce que le champignon n'est QUE le fruit d'un réseau sous terrain fascinant). A mesure qu'on avance, les pourquoi se succèdent : pas sûre d'avoir eu plus de réponse à mes questions, mais la grandiloquence de cet essai vient du nombre de pistes ouvertes qu'il fait poper sans créer pour autant de frustration.
L'exaltation prime plutôt : sur nous, en nous, partout, sous terre, dans nos boissons, au cœur de la centrale de Tchernobyl, en orbite dans l'espace (bon c'est nous qui les avons placé là) ou sur 6% de la planète sous forme de lichens (ma passion ces mondes miniatures...), ils sont partout ces fungis. Et pourtant on s'y intéresse très peu. Leur histoire est pourtant intrinsèquement lié à l'histoire du Monde.
Je ne sais même pas par quel bout (de mycélium, car oui c'est très grand comme bestiole) la prendre, cette critique, tant l'essai est dense et vertigineux de connaissances. Si vous êtes intéressé par les champignons foncez. Si vous n'êtes pas intéressé, foncez aussi s'il-vous-plaît.
Au delà des fungis, Le Monde Caché parle beaucoup de méthode scientifique, de conceptions du vivant, des catégorisations que l’homme a fait en l'état de connaissances beaucoup plus simplistes que ce qu'on pensait. Imaginez Darwin en difficulté face à la symbiose, au transfert horizontal de gêne, à un arbre du vivant qui ressemble de plus à une sorte de macramé.
Le fungi remet à plat bcp de nos conceptions scientifiques et nous oblige à revoir nos catégorisations : « Un des facteurs qui contribua à ce que les questions de symbiose soient négligées pendant la plus grande partie du XX° siècle fut un manque de volonté et d'audace pour dépasser les limites institutionnelles. Avec la professionnalisation des sciences, des fossés entre disciplines commencèrent à séparer les généticiens des embryologistes, les botanistes des zoologues, les microbiologistes des physiologistes.»
Le fungi oblige le scientifique à travailler transversalement, à abattre des cloisons conceptuelles pour avancer, à réaliser par exemple que des termites ont probablement domestiqué des fungis, 20 millions d'années avant qu'homo sapiens se dresse sur ses papattes. Que la levure a domestiqué l'homme, grâce à la bière et au pain. Que la truffe rend zinzin à des fins de dissémination de ses spores...
Le mycologue enthousiaste doit inventer presque un autre langage pour comprendre ce monde. Si peu de gens s’intéressent au sujet, et pourtant en tirant le fil (du mycélium), les implications pour tout le vivant sont prometteuses... La Nature va au delà des plus folles attentes intellectuelles. Nous avons beau classer, taxinomer, ranger dans des petites boîtes, créer des tiroirs dans les tiroirs pour justifier de nouvelles découvertes... La réalité est toujours plus complexe, et belle, et fascinante.
Où commence, où se termine un individu ? Qui domestique qui ? La compétition darwinienne bute contre le socialisme mycélien. Garde à vous cependant si vous plaquez les principes du World Wide Web à la toile fungi qui parcoure la forêt... Si vous plaquez des concepts anthropomorphiques sur des réalités fungiques... Le fungi pourrait végétaliser l'homme plutôt qu'être humanisé. Végétalisation l'humain, ça aura tout autant de sens.
La lecture de ce Monde Caché demande parfois de s'accrocher car il ne prend pas le lecteur pour un idiot : c'est plein de nuances pour éviter les édifices creux, et il faut accepter de réfléchir avec l'auteur, qui manie la plume admirablement pour donner profondeur et souveraineté à ce monde souterrain.
Et de conclure : « À quel point nos sociétés et nos institutions seraient elles différentes si nous considérions que ce sont les fungi, et non les animaux ou les plantes, qui sont les formes "typiques" du vivant ? »