D'abord, quelle leçon d'histoire ! Et quelle vie ! Stefan Zweig nait en 1881 et meurt en 1942, quelques jours après avoir mis un terme à l'écriture de ce magistral Le Monde d'hier : six décennies marquées par l'achèvement de la Révolution industrielle, un changement de siècle et deux Guerres mondiales. Ce témoignage construit chronologiquement comme une suite de souvenirs, fonctionne à la manière d'une machine à remonter le temps. Et quand bien même aurions-nous en tête des images issues d'un documentaire télévisé ou des connaissances sur cette période, héritées de quelque bon professeur d'histoire, rien de tel que cette lecture pour nous plonger, de façon presque cinématographique, dans l'Autriche-Hongrie des grands intellectuels, dans le Paris de la Belle époque ou le Berlin des Années folles. Nous voici jeune étudiant, aux côtés de Hofmannsthal et Arthur Schnitzler, poussé de l'avant par des rencontres particulièrement stimulantes - le nombre de figures des Arts et des Lettres que côtoie Zweig à cette époque est impressionnant - mais empêtré dans une vieille aristocratie austro-hongroise qui n'accorde crédit qu'aux bourgeois de 50 ans ! Face à ce conservatisme d'un autre siècle, les frustrations économiques ou sexuelles accablent une jeunesse qui n'en finit pas d'espérer vieillir ! Dans la plus grande hypocrisie qui soit, les bordels envahissent les villes tandis que les étudiants désargentés meurent d'une syphilis déshonorante ou d'un funeste duel trop honorant.
Puis la Première Guerre éclate. Contre toute attente. Au début d'un été radieux alors que Zweig se trouve chez son ami Emile Verhaeren. Elle ne doit durer que quelques semaines, elle s’éternisera quatre longues années. Quatre années d'une insensée boucherie qui laissera les peuples sans foi ni loi. Sans foi en Dieu dont ils n'auront pas vu la moindre commisération, sans foi dans leur système économique dont la monnaie donne des signes de défaillance ( la description des périodes d'inflation marque les esprits) mais surtout sans foi en la classe politique dont ils auront constaté l'impéritie crasse avant, pendant et au sortir de la guerre. S'ouvre une décennie sans dieu ni maitre, totalement opposée dans les mœurs à celle qui avait ouvert le siècle : audaces artistiques, liberté sexuelle et jeunesse sans contraintes. La description qu'en fait Zweig est saisissante : " Je pense connaitre l'histoire assez à fond, écrit-il, mais à ma connaissance, elle n'a jamais produit une époque aussi folle dans des proportions aussi gigantesques. Toutes les valeurs étaient altérées, et pas seulement dans le domaine matériel ; les ordonnances de l'Etat étaient tournées en ridicule, on ne respectait ni morale ni principe, Berlin se métamorphosait en Babel du monde. Bars, foires et débits de schnaps poussaient comme des champignons. Ce que nous avions vu en Autriche se révéla n'être qu'un modeste et sobre prélude à ce sabbat de sorcières car les Allemands alimentèrent la perversion avec leur véhémence et leur esprit de système. Le long du Kurfürstendamm se promenaient des jeunes gens maquillés, la taille artificiellement cintrée, et pas seulement des professionnels ; chaque lycéen cherchait à gagner de l'argent et dans les bars tamisés on voyait des secrétaires d'état et des membres de la haute fiance courtiser tendrement des marins ivres. Même la Rome de Suétone n'a pas connu d'orgies comparables aux bals de travestis où des centaines d'hommes habillés en femmes et de femmes habillées en hommes dansaient sous l’œil bienveillant de la police. Dans l'effondrement des valeurs, une sorte d'égarement saisit précisément les milieux bourgeois dont l'ordre reposait jusque là sur des fondements inébranlables. Les jeunes filles se vantaient fièrement de leur perversité ; le soupçon d'être encore vierge à seize ans serait alors passé pour honteux dans n'importe quelle école berlinoise, chacune voulait pouvoir raconter ses aventures et plus elles étaient exotiques, mieux c'était. Mais le fin fond de cet érotisme pathétique était son abominable inauthenticité."
S'ensuit l'arrivée d'Hitler, sa lente mais sûre progression et la stigmatisation grandissante des juifs jusqu'au seuil d'une Deuxième Guerre mondiale à laquelle tout le monde feindra de croire qu'elle pouvait être évitée. C'est la défaite de l'Europe, la défaite de l'humanisme.
A l'heure où notre Europe du XXIème s'interroge sur son devenir et où surgissent ici et là toutes sortes de forces séparatistes ou pires rétrogrades, la lecture du Monde d'hier apporte un éclairage salutaire sur la façon dont un monde peut basculer si l'on ne met rien en œuvre pour le sauver.
Une leçon d'histoire on ne peut plus actuelle donc mais également une leçon d'écriture. Car la plume de Zweig n'est jamais lourde, ni gratuite, ni embarrassée. Il le dit lui même : son principal travail d'écriture ne réside pas dans la première mouture mais dans l'opération d’élagage qu'il fait subir systématiquement à ses textes. Un nettoyage qu'il estime nécessaire et qu'il reproche d'ailleurs de n'avoir pas été fait chez nombre d'auteurs qu'ils admire malgré tout (Balzac, Hugo, Dostoïewski...). Voici ce qu'il écrit : " Tout ce qui s'apparente à la prolixité, au débordement, à l'exaltation vague, tout ce qui manque de précision et de clarté, tout ce qui, superflu, ralentit le cours d'un roman, d'une biographie ou d'une discussion d'idées m'irrite. Seul un livre qui maintient constamment son niveau, page après page, et vous emporte d'un trait jusqu'à la dernière page sans respirer, me procure un plaisir sans mélange".
Ces paroles s'appliquent précisément au Monde d'hier qui ne pâtit jamais de description inutiles ou de considérations ennuyeuses. Et cette aisance de lecture, cette limpidité de style n'est pas la moindre des surprises de ce très grand livre.
Le 22 février 1942, Stefan Zweig envoie par la poste le manuscrit du Monde d'hier à son éditeur et se suicide avec sa femme Lotte qui ne souhaite pas lui survivre.
9/10