Lorsque dans cet essai, de la plume ronde qui fait sa marque, Zweig dépeint à rebours son désarroi face aux montées des nationalismes européens et leur soif de vengeance, qui débouchèrent par deux fois sur des souffrances d’ampleurs inédites, cisaillant l’humanité entre progrès de la mécanisation et manipulations des masses, qu’il qualifie d’échecs de la civilisation, il est un écrivain indéniablement sincère. Né en France, Zweig eût été munichois.
Cette franchise du cœur, qualité admirable, non seulement ne parvient pas à masquer les incohérences du texte, mais en dévoile la vertigineuse étendue. Le monde d’hier, celui d’avant la WWI donc, si l’on suit la démonstration de l’auteur, fut à la fois un archange du progrès, celui d’une civilisation parfaite et rectiligne, et un échec cuisant. Comment est-ce possible ?
Dans une Vienne calfeutrée mais jouisseuse, l’ancienne bourgeoisie thésaurisait pendant qu’une jeunesse éduquée, positiviste, s’éveillait aux nouvelles formes artistiques, littéraires, picturales, et scientifiques - la masse prolétaire, elle, se tuait dans des usines sordides ou aux champs, mais Zweig oublie d’en parler. La paix était alors et éternellement impartie au genre humain. L’aspiration à la culture catalysait les énergies et l’orgueil patriotique ne s’exprimait plus que par des envies de domination culturelle, voire sportive. Les corps étaient beaux, les esprits aiguisés, et le monde lisse comme peut l’être aujourd’hui un programme politique pour l’accession à la ville de Paris, le principe de précaution en moins, n’existant pas encore.
L’éducation cosmopolite et la citoyenneté du monde étaient selon Zweig la clé de voûte de la grande conciliation spirituelle : une humanité fondue et sans frontière. Mais il ne put que constater amèrement l’échec de son monde d’hier. Ici s’arrête nette sa réflexion. Cosmopolite, de Kosmos « monde » et de Politês « citoyen », est un oxymore célèbre : on ne peut être citoyen que d’une entité politique qui, par définition, existe dans un jeu d’amitié-inimitié avec d’autres entités politiques. Le monde étant ontologiquement « un », il ne peut avoir de citoyen. Hannah Arendt dans Vies politiques définit que « la notion même d’une force souveraine dirigeant la Terre entière n’est pas seulement un sinistre cauchemar de tyrannie, ce serait la fin de toute vie politique telle que nous la connaissons. Les concepts politiques sont fondés sur la pluralité, la diversité et les limitations réciproques, nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen de son pays. L’établissement d’un ordre mondial souverain, loin d’être la condition préalable d’une citoyenneté mondiale, serait la fin de toute citoyenneté ».
En gros, faire tomber les frontières n’empêchera jamais les divergences d’intérêt et la multitude des projets, et en lieu et place de guerres entre Nations nous aurons des guerres civiles.
La naïveté de Zweig, immense, constitue une excellente raison de lire ce beau texte. Plus inquiétants par contre, ses alter egos d’aujourd’hui - ils pullulent et dominent les espaces médiatiques - sont ligotés par les mêmes grosses ficelles. Ce qui engage assez mal de notre avenir.
Quant à l’Europe, Zweig avait un sens aigu de ce qu’était sa Culture (comme Morand, comme Drieu La Rochelle..), cette Europe dont l’anima se résume aujourd’hui à un vaste espace de consommation imaginé par des gens dont les noms résonnent comme des tiroirs-caisses (Delors, Monnet) et dont les racines culturelles sont officiellement niées. Ainsi, même sur la Culture, l’échec de Zweig l’européen est total.