Le titre Le Monde d’Homère répond-il au Monde d’Ulysse ? Moses Finley traitait les deux poèmes homériques comme des documents, en anthropologue presque autant qu’en historien ; une cinquantaine d’années plus tard, Pierre Vidal-Naquet adopte une approche assez voisine. (Le second avait aussi fourni la « bibliographie adaptée » de l’édition française du livre du premier.) Il s’agit donc, dans des chapitres d’une quinzaine de pages, d’aborder la façon dont l’Iliade et l’Odyssée traitent et éclairent un certain nombre de thèmes : « L’histoire et la géographie », « Cité des dieux, cité des hommes », « Hommes et femmes, jeunes et vieux », etc.

En hommage peut-être à la composition circulaire, l’enjeu sur lequel les chercheurs discutent le plus depuis des siècles, à savoir la fabrication des textes, figure dans le premier et le dernier chapitres, « Petite histoire de deux poèmes » et « Les questions homériques ». Du reste, le pénultième chapitre est consacré à la poésie, histoire de ne pas oublier qu’une épopée a tout de même un peu plus d’ampleur qu’un texte de loi ou qu’une inscription funéraire.

Mais tandis que Finley partait de l’Iliade et de l’Odyssée pour proposer un cours d’histoire grecque, Vidal-Naquet éclaire l’une et l’autre à la lumière de données historiques.


À quelle réalité concrète renvoie telle ou telle réplique ? Quel type d’univers mental est impliqué par telle ou telle scène ? C’est sur ce genre de questions que Le Monde d’Homère se penche. Quiconque s’est confronté à des commentaires des œuvres d’Homère a dû lire des choses à propos de casque à défenses de sanglier, ou de chars sur lesquels on ne faisait déjà plus – ou pas encore – la guerre à telle ou telle époque. L’une des qualités de l’ouvrage est de ne pas s’appesantir sur ces questions, sans pour autant les mettre de côté.

Autrement dit, Vidal-Naquet entend ici éclairer ses lecteurs sans les contraindre à le suivre dans des propos de spécialistes qui le feraient briller plutôt qu’ils ne les instruiraient. Cela porte un nom : la vulgarisation. En l’occurrence, de la bonne vulgarisation.

Au fil de ces neuf chapitres, donc, on apprendra par exemple que « personne ne s’est jamais battu comme les héros d’Homère », mais qu’« à défaut d’une impossible guerre en direct, ce que nous pouvons déchiffrer dans l’Iliade est une idéologie de la guerre » (chapitre 4, p. 64 de l’édition de poche). Un tel passage me semble assez représentatif du Monde d’Homère, à plusieurs titres (1). D’une part, il fixe des limites, tout en proposant d’interpréter ce qui est permis à l’intérieur de ces limites. D’autre part, entre une « guerre en direct » et l’« idéologie de la guerre », il implique un dialogue entre le concret et l’abstrait, entre le physique et le mental : combien de mauvais ouvrages de vulgarisation négligent l’un ou l’autre ? Par ailleurs, il exprime un autre aspect de cette idée : l’Iliade et l’Odyssée « parlent par allusion de ce que chacun connaissait par expérience » (chap. 6, p. 103) – comme la majorité des textes de fiction, ce que chacun devrait garder en tête avant toute analyse.

Enfin, il est précis : « dans l’Iliade », stipule l’auteur, qui sait qu’en histoire la précision est importante. Pas de jargon universitaire ou de concepts fumeux, seulement l’expression précise, comme l’apprenaient les chercheurs de la génération de Pierre Vidal-Naquet. Plus tard, on lira que « La belle mort est la valeur exemplaire de l’Iliade. L’Odyssée nous enseigne magnifiquement un art de la survie » (chap. 8, p. 137). Sans cela – et sans quelques autres passages de cet acabit – l’idée, défendue par l’historien, que l’auteur / les auteurs de l’Odyssée et celui / ceux de l’Iliade sont différents, tomberait comme un cheveu sur la soupe.

Et ce sont les remarques de ce genre qui donnent de l’unité, du suivi, du lien, du liant – appelons cela comme on veut, et pourquoi pas de la sauce – à un ouvrage qui sans cela ressemblerait à un assemblage de chapitres un peu sec.


(1) Un tel passage n’est pas unique. Il y a dans Le Monde d’Homère d’autres analyses éclairantes notamment sur les personnages secondaires (Cassandre, Télémaque) ou sur des procédés narratifs à l’œuvre dans les deux poèmes.

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le 29 juil. 2024

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