C’est toujours la même chose avec ces livres qui en leur temps firent référence. (Et qui le font peut être toujours : je ne suis pas historien pour le savoir.) Peut-être de nouvelles connaissances en ont-elles rendu le contenu obsolète ou tout au moins discutable (1), mais leur approche me paraît d’autant plus valable en ces temps où l’utilité immédiate est reine.
La démarche est claire. L’auteur l’explique dès le début : « une peinture de la société fondée sur une lecture attentive de l’Iliade et de l’Odyssée, soutenue par l’étude d’autres sociétés permettant d’élucider certains points obscurs dans les poèmes » (p. 7), et la défend dans le premier « Appendice » de l’édition de 1978 en s’appuyant sur « une importante règle méthodologique : aucun argument ne peut légitimement être tiré d’un seul vers, d’un seul passage, d’un seul usage. Seuls les modèles, les affirmations récurrentes peuvent être pris en compte » (p. 186). Il s’agit bel et bien de traiter l’Iliade et l’Odyssée en documents historiques, ce qui implique pour l’historien de rajouter dans sa boîte quelques outils de philologue.
Elle implique deux autre choses au moins : d’une part d’admettre que la connaissance de ces deux épopées comme documents n’empêche pas de les apprécier en tant qu’œuvres littéraires, voire augmente le plaisir qu’on peut en tirer ; d’autre part de se poser la question des dates. Pour Finley, si l’Iliade a été mise en forme « dans la seconde moitié du VIIIe avant J.‑C. » et que « l’Odyssée et les poèmes d’Hésiode seraient apparus une ou deux générations plus tard » (p. 35), le monde que les poèmes homériques évoquent est celui des IXe et Xe siècles, « déformé[s] çà et là par des méprises et des anachronismes » (p. 191).
Mais les questions de datation ne sont pas ce qu’il y a de plus profitable dans le Monde d’Ulysse, qui propose un panorama anthropologique extrêmement large sur la Grèce entre les « siècles obscurs » et la période de mise en forme des poèmes homériques (2). Famille, économie, religion, guerre, etc. – tout y passe ou presque. Là réside sans doute le principal défaut de l’ouvrage : bien que structuré en grandes parties (« Homère et les Grecs », « Aèdes et héros », « Richesse et travail », « Domaine, famille et communauté », « Mœurs et valeurs »), le propos en est souvent très désordonné. Entendons-nous bien : prises une à une, les idées sont exposées très clairement ; mais souvent exposées plus d’une fois, dans des perspectives différentes ou plus ou moins approfondies, elles se recoupent, si bien qu’il n’est pas toujours facile de retrouver tel ou tel passage précis.
Si j’exposais maintenant toutes les idées qui m’ont paru intéressantes du Monde d’Ulysse, cette critique atteindrait un volume déraisonnable. Annoter le volume ne m’a aidé que jusqu’à un certain point : il aurait fallu, pour bien faire, que je répertoriasse ces idées – et les citations associées – sous forme d’index, ce qui est au-delà de mes forces depuis que je ne suis plus étudiant.
On notera pour finir que Moses I. Finley sait écrire – et ses traducteurs traduire. Quant à la bibliographie adaptée par Pierre Vidal-Naquet, indépendamment des inévitables lacunes que le temps y a progressivement semées, je la tiens pour un modèle du genre, car elle est commentée, à rebours des catalogues de références sans structure qui constituent 99 % des bibliographies.


(1) Si j’en crois Eric H. Cline dans 1177 avant J.‑C., c’est le cas sur au moins un point : « l’identification des “Ahhijawa” des tablettes hittites avec les Achéens d’Homère », qui « semble actuellement [c’est-à-dire en 1978] réfutée » (bibliographie, p. 233), mais ne l’est peut-être plus maintenant.


(2) Cette approche, soit dit en passant, fait ressortir une idée que notre modernité oublie parfois : il n’y a pas de raison pour qu’en matière de cadre anthropologique, il y ait moins de différences entre les Xe et VIIIe siècles avant Jésus-Christ qu’entre, mettons, le XVIe et le XVIIIe siècles européens (en gros, entre la Renaissance et les Lumières).

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le 31 mars 2018

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