Candida Graecia
Faut-il croire, avec Ernest Renan, à "l'idéal cristallisé en marbre pentélique", à la majesté solennelle et pure des statues antiques ? A l'association naturelle entre le blanc pur et le bleu...
le 8 mai 2014
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Ces dernières années, la violente crise qui a ébranlé la Grèce a, entre autres, mis au jour un certain malaise entretenu dans la vieille Europe a l’égard de cette nation, sous forme de déception. C’est l’image d’une Grèce au sang chaud, bien vivante, parfois volubile, en tout cas colorée, qui nous est parvenue… Bien loin de cette sérénité des bleus complémentaires du ciel et de la mer dans laquelle se dessine, ferme et imperturbable, la ligne d’un paysage marmoréen éclatant, topos ruminé à l'envi par les agences de tourisme et autres spots vendeurs, braqués sur ce coin du monde qu’ils ne se privent pas d’appeler notre berceau.
Or c’est bien rarement que cette imagerie consensuelle fait grand cas de l’Histoire. Dogmatique, elle la refuse plutôt en imposant à l’Occident une certaine origine, une certaine mémoire, dont l’expression serait essentiellement contenue dans ces idoles de marbre blanc qui ponctuent nos villes. Cette mémoire a été réduite à sa plus simple dialectique, passée au karcher pour se dépouiller de sa moindre nuance, épurée au point de devenir incontestable : elle est une construction mentale de longue histoire.
Il n’est désormais plus contesté qu'en réalité, la statuaire grecque donnait une grande place à la couleur. La blancheur d’une statue était en effet longtemps demeurée un signe d'inachèvement, voire de désordre. Si des restaurations fidèles aux créations originales sont aujourd'hui reçues comme de mauvais goût, on n’en porte pas moins aux nues l’art antique de la sculpture… ou plutôt son avatar, comme il nous est parvenu, comme nous l’avons reconstruit. Le faux-sens opéré dans cette réception d’un art désormais bimillénaire pourrait paraître bénin – l’œuvre d’art, il me semble, ne peut qu’exister par sa perpétuelle réappropriation faite par son public. Mais ses conséquences ont largement dépassé le champ des considérations esthétiques, jusqu'à fonder un champ de valeurs largement partagé au fil des siècles dans l’Occident chrétien, celui d’un « ordre blanc ». Dans les différentes formes qu’a revêtu cette doctrine, les élites occidentales ont su trouver les ferments d’une certaine identité, qui s’est définie et légitimée, en même temps qu’elle affirmait ses "vertus blanches", sur le rejet puis sur la domination de l’Autre, lui bigarré.
L’essai de Philippe Jockey retrace l’histoire d’un rêve de force virile, de pureté, de rectitude, en un mot de blancheur. Exposant longuement le rôle de la poikilia, composition ordonnée de la couleur, dans la Grèce antique, il file l’Histoire de la couleur des statues et des monuments, ou plutôt de leur effacement, sous le coup des intempéries, du temps qui passe, et à plus forte raison, de la main de l’Homme. L’absence des couleurs devient vite un propos politique, dès la période impériale romaine à vrai dire ; un argumentaire conséquemment développé en des termes plus radicaux, dans des périodes qui nous sont, de triste mémoire, contemporaines. Au mépris de la réalité historique, le Mythe de la Grèce Blanche semble être né de lui-même, promis à devenir la référence première de l’imaginaire occidental.
Jockey mène avec brio une histoire diachronique vivante, presque littéraire tant l’argumentaire est ciselé ; pour donner corps à sa synthèse, il pioche aisément dans les fonds des recherches érudites autant que dans le patrimoine littéraire occidental (de l’Itinéraire de Chateaubriand aux athlètes de Montherlant, en passant par Salammbô, pour ne citer qu’eux). Les analyses fines de la construction des schèmes mentaux autour de cette idée d'une Grèce blanche sont mises en rapport avec les données scientifiques les plus récentes, et appellent à une ouverture des esprits à cette diversité qu’engendre l’expansion du champ des savoirs. Si le style est vivant, on pourra parfois reprocher aux articulations de l’argumentaire d’être trop visibles et d’engendrer des répétitions qui alourdissent le texte. À cet égard, on observe à quatre ou cinq reprises la naissance du fameux "mythe", puis au moins autant de fois son apogée, pour entendre sonner son glas au long d’une demi-douzaine de chapitres… Aussi, quelques interprétations fort séduisantes souffrent parfois de l’absence d’un appareil bibliographique tout à fait rigoureux, qui leur manque pour obtenir tout le crédit du lecteur.
Mais il faut avant tout observer que Jockey livre ici un travail de synthèse d’envergure, et motivant : face à la faiblesse et à la fermeture d’une idée fixe qui jusqu'au milieu du XXe siècle a tendu à une radicalisation immodérée, il propose une exploration plus ouverte de la couleur, possible force motrice d’un décentrage de notre perception du monde, qui laisserait entrer un champ de couleurs plus diverses et chatoyantes dans notre spectre d’analyse.
Créée
le 11 juil. 2018
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