Point d'assiette, point de sécurité, point de calme ; impossible de se poser, de s'arrêter nulle part. Le progrès est là, avec son grand fouet, qui frappe le troupeau : Marche ! - Quoi ! toujours marcher ! jamais faire halte ! - Marche ! - Cet ombrage me plaît, cet asile m'attire... - Il y en a un préférable ; marche. - Nous y voici. - Marche encore.



« Je te tiens nihiliste ! » disait Nietzsche à Flaubert qui affirmait que l'on ne pouvait penser qu'assis, mais encore faut-il ne pas oublier de penser dès lors que l'on se met « En Marche ! », en majuscule et avec exclamation. Les siècles et la critique sont passés, le mythe du progrès reste, et les libéraux semblent toujours aussi intoxiqués.


Le problème est bien là, le progrès, c'est ce mot qui recouvre un mouvement inerte en même temps qu'il s'oublie comme simple moyen pour se faire fin. De quoi ? On n'en sait diablement rien, on ne le veut pas et on ne le sait pas, nous voilà entraînés dans sa logique circulaire. Le progrès est ce mythe qui a la peau dure, critiqué sous son aspect indissociable du capitalisme triomphant dès le début du XIXe siècle (peut-être était-ce ce que pointait déjà Rousseau), il continue de constituer le mets le plus prisé par la rhétorique libérale (coucou la caste journalistico-politique).


Le mot allemand pose le problème, le progrès, Fortschritt, se compose du préfixe Fort qui signifie « devant » et du substantif Schritt, qui signifie qu' « on marche » rappelle Bouveresse. Non un mouvement donc, mais un état, et c'est parti pour l'enfumage. La magie opère, nous dit Bouveresse s'appuyant sur son fidèle compagnon Kraus, par l'impression perpétuelle de mouvement qui a pour corollaire l'impossibilité de toute régression. Le progrès est une « décoration ambulante » nous dit joliment Kraus, dont la particularité est de s'auto-alimenter (augmentons la croissance pour répondre aux problèmes que pose la croissance) – c'est cette même circularité par ailleurs qui semble constituer la technique.


Rien de nouveau sous le soleil en somme, et c'est peut être bien le problème. Pour en revenir au recueil proprement dit, Bouveresse, tout en dénonçant la rhétorique bien huilée des hérauts du progrès avec Kraus, Musil, von Wright ou Wittgenstein (citons, pêle-mêle, leur propension à prendre un jugement pour une nécessité scientifique, la souplesse de leur vocable qui passe du progrès à la croissance ou au développement au besoin, ou leur prétention à détruire le mythe pour retomber dans celui d'une science rationnelle résolvant tous nos problèmes), ne nous aide pas à sortir de l'ornière. Certes, il met en exergue le contraste entre les exigences de la raison, nos dispositifs techniques et la biologie de notre espèce, mais esquisse difficilement une quelconque ouverture. En nous montrant, au risque d'insister, que Wittgenstein n'est ni scientiste, ni fondamentaliste logicien, ni réactionnaire, s'est toujours méfié de ce concept souple de progrès y compris lorsque les Américains libéraient l'Europe du nazisme... on se perd et ne comprend plus ce qu'il vient faire là !


La philosophie doit clarifier le langage plutôt que d'introduire des problèmes qu'elle ne saura résoudre, et par conséquent rejeter ce vocable creux où le progrès figure en bonne place... D'accord, mais la critique risque de ne pas porter où elle y gagnerait. Il est tout à fait possible que cette restriction des prétentions de la philosophie qu'appelle de ses vœux Bouveresse montre ici franchement ses limites. La chose ici est d'autant plus criante qu'en pointant la question de la raison instrumentale en même temps que de la constitution de dispositifs fonctionnant en circuit fermé et de manière aveugle, tant la critique systématique de la raison instrumentale que propose, par exemple, Adorno que celle (à l'opposé ?) de l'arraisonnement chez Heidegger nous semblent des alliés précieux... Mais puisque ce sont des métaphysiciens, alors...

simon_t_
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le 4 mai 2017

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