A quinze ans, lorsque mon père m'a demandé quelle filière intéressait l'adolescent paumé que j'étais, littéraire ou scientifique, j'ai rassemblé tout mon courage, je l'ai regardé droit dans les yeux et j'ai craché : "je veux faire poète". J'ai bien sûr fini ingénieur-informaticien, comme tout le monde, merci Papa de m'avoir ramené sur le droit chemin.
De ces temps obscurs, j'ai conservé un vague intérêt pour la poésie, et à toutes les soirées bobos, je ne peux m’empêcher de raconter l'anecdote avec mon paternel.
A force de radoter, il fallait que cela arrivât un jour, quelqu'un dont je préfère taire le nom m'a offert deux recueils de René Char, le Nu Perdu et Trente-trois fragments et autres poèmes. Oui deux. Pas un pour voir, non deux d'un coup.
Tout d'abord, présentons l'auteur. Blablabla le surréalisme, blabla la résistance, et puis copain avec Camus. Oui, j'avoue, je n’en connais pas plus que vous, je vous renvoie modestement à vos encyclopédies pour les transitions.
Venons-en aux faits, Monsieur le juge, les faits.
Fait numéro un : j'ai mis des mois à les lire, souvent en parallèle de n'importe quoi d'autre, manga ecchi, roman russe, billet communal.
Conclusion hâtive : René Char ne se gloutonne pas comme un paquet de nounours en chocolat.
Fait numéro deux : j'ai cherché, mais les clefs ont dû s'envoler, et de toi, René, je suis passé à côté.
Conclusion hâtive : René Char a posé des gros cadenas.
Fait numéro trois : dans le bus, ce matin, un kanak se tient debout, devant moi, alors qu'il y a plein de places assises. Je me dis : "c'est un ingénieur-informaticien comme moi, il est toute la journée assis, il tient à rester digne en dehors du travail", puis je reviens à ma lecture. Au bout de quelques minutes, je termine sur cette phrase : "Tu n'entendrais plus geindre tes souliers entrouverts." Je ferme le livre, à ce moment précis, le kanak s'empare d'une place libre, au grand soulagement de tous les mollusques assis, l’ordre cosmique enfin rétabli.
Conclusion hâtive : Il n’y a pas de lien évident entre l’environnement immédiat du lecteur et les poèmes de René Char qu’il est entrain de parcourir.
Le poète n'a pas choisi la facilité. Ne cherchez pas une quelconque unité, pauvres fous, ni un premier degré, sa "parole en archipel" est une charade surréaliste sans réponse qui enfle exponentiellement au risque de saturer la capacité des petits cerveaux, comme le mien.
Un collègue a élaboré une théorie ingénieuse : le résistant René, habitué aux messages codés émis de Londres, aurait crypté sa poésie, parce qu’il aurait cru jusqu’à sa mort, du fond de la cave de son éditeur, que les troupes allemandes occupaient toujours la France. Je laisse à ceux qui aiment la Vérité avec un V majuscule le soin de déchiffrer l’infâme complot qu’il voulait dénoncer à travers son œuvre cabalistique.
René se prend parfois pour Napoléon, millésime 1805. Je le prouve à l’aide d’un extrait de Vert sur Noir.
La lampe brûle sans compter. Elle se nourrit d'aliments panachés. Accommode-t'en, ou brise-la.
Gniii, la dernière phrase m’exaspère au plus haut point, quel ton péremptoire! Pourquoi diable faudrait-il casser une lampe ? On aura l’air malin sans lumière pour lire ses poèmes. Même si la plupart du temps le sens profond de ses vers m'échappait, j'ai cru parfois déceler une forme de radicalité. Et mon incompréhension ajoutée à ce que j'ai pris pour de l'âpreté n'ont fait que m'éloigner un peu plus de ses îles.
J’aurais essayé, mais comme pour toute histoire d’amour, il aurait fallu que chacun fasse des efforts, que tout le monde y mette un peu du sien pour que ça dure. J’ai farfouillé la toile, avec pour toute réponse qu’on ne survolait pas René Char, qu’on méditait ses vers, on les respirait, on les laissait un temps puis on y revenait. Il me faut donc attendre la retraite. J’ai également feuilleté quelques unes de ses entrevues, peine perdue, elles se révèlent plus ésotériques encore que ses poèmes.
Certes, la poésie du René ne manque pas de charme, on constate la richesse de la forme, on en devine la puissance, et puisque des éclairés plus patients l'affirment, c’était sans nul doute un grand poète. Sur la banquise de ses strophes glacées, j’ai bien trouvé quelques morceaux de charbon pour me réchauffer. Mais pas assez pour échapper à la solitude polaire.