Comme à la plupart des gros lecteurs, il m’arrive d’écrire un peu, pour mon plaisir, mais rien de vraiment digne d’intérêt. Or, si j’ai lu des livres que je rêverais d’avoir écrits, et d’autres que je n’aurais voulu écrire pour rien au monde, il existe une troisième catégorie plus problématique, dont relève le Nuage pourpre, celle des livres que je me serais senti capable d’écrire en mieux. (Je renvoie aussi le lecteur bénévole à ma critique de Greffe mortelle.) On a ici un dernier homme sur terre – c’est-à-dire, dans un sens, du premier, d’autant qu’il se prénomme Adam –, seul épargné, comme conquérant du Pôle Nord, par un inexplicable nuage toxique : sur le principe, cette histoire ne manque pas de potentiel.
Mais j’aurais commencé par soigner quelques détails de vraisemblance : la chronologie qui balbutie parfois, la « longue barbe » d’un narrateur qui deux pages plus tôt a « coupé [s]a barbe et [s]es cheveux » (p. 317 et 319 de la réédition de l’Arbre Vengeur). On mettra ça sur le compte de l’enthousiasme de l’auteur, qui parfois semble avoir écrit au fil de la plume et par ailleurs tout ignorer du second degré : voir l’épisode de la visite à Arthur Machen (mort, naturellement, à sa table de travail, ut majorem vatium gloriam), qui est probablement le plus… what the fuck! de tout le roman. Quant au caractère rocambolesque de certains passages, il semble inhérent à ce (sous-)genre qu’on appelait vers 1900 le merveilleux scientifique et qui regroupait aussi bien la science-fiction que l’anticipation, voire le pur fantastique : indulgence, donc.
J’aurais aussi mis de côté le récit-cadre (« je reçus d’un de mes amis […] un paquet de manuscrits », p. 29) qui n’apporte pas grand-chose. Ou alors je l’aurais bien davantage exploité, car n’importe quel lecteur des nouvelles de Borges – pour ne rien dire de romans tels que la Maison des feuilles de Danielewski – sait que plus un récit comporte d’intermédiaires indignes de confiance, plus il est riche ; or, lire une phrase comme « Voici ma transcription du cahier n° III » (p. 35) suffit à me faire imaginer ce que pouvait donner une « transcription » faussée, que ce soit par maladresse ou délibérément.
Deux précisions tout de même. D’abord, il y a en réalité quatre strates narratives : la plus enfouie, le récit – écrit dans l’avenir – d’Adam Jeffson ; ensuite la vision, j’utilise le terme faute de mieux, qu’en a une certaine miss Wilson, manifestement médium, à une époque qui paraît contemporaine de la rédaction du roman ; puis les notes de cette vision prises sous la dictée par son médecin, le docteur Browne (le « paquet de manuscrits ») ; enfin, les deux premiers paragraphes du roman, rédigés par un ami anonyme de Browne. (Pour être complet, trois pages du récit de Jeffson sont tirées du journal de bord d’un dénommé Albert Tissu qu’il trouve au fil de ses pérégrinations.)
D’autre part, – et c’est là que la notion de « transcription » prend toute son ampleur, – le « cahier » reçu par le premier narrateur est écrit « au crayon et sans voyelles » (p. 29). Vous imaginez ? Sans voyelles, comme la Bible. Ça signifie qu’on avait sous le coude un travail sur la langue à mener, potentiellement monstrueux et délirant ! Il y a des auteurs prêts à subir trois congestions cérébrales pour écrire un texte dont le sens serait tributaire de l’usage de telle voyelle à la place de telle autre – et des traducteurs comme Hœpffner qui reviendraient à la vie, comme Claro qui renonceraient à voir leur nom sur la couverture, juste pour la satisfaction de trouver des solutions aux problèmes posés par un autre.


Je reviens au fil rouge de cette critique, qui était celui-ci : comment j’aurais récrit le roman de Shiel. (Si vous aimez ce genre de critique, lisez les Essais sur la peinture de Diderot : il s’y prend pour un peintre, et c’est probablement plus touchant que quand je me prends pour un écrivain. Bref.)
De façon générale, j’aurais beaucoup élagué : quatre cents pages peuvent ne pas être longues, mais deux cents pages durant lesquelles un personnage est strictement et absolument seul, sans rien d’autre à faire que d’incendier des villes et voyager autour d’un monde mort, c’est autre chose. Ou bien, là encore, j’y serais allé à fond. Vu que certains passages évoquent en détails la mise à feu de Londres ou la construction du palais qu’Adam Jeffson se construit sur une île de Méditerranée, pourquoi pas des visites maison par maison, pièce par pièce ?
Mais tout de même, élaguer m’aurait paru préférable. Cela aurait donné plus de relief aux multiples allusions chrétiennes qui parsèment le texte, et surtout resserré le roman autour de ses thèmes principaux, forts mais souvent noyés : la vanité de la race humaine (ce moment où le narrateur a « l’impression que le cosmos éclatait de rire », p. 316), le caractère manichéen – au sens originel du terme – du monde, et surtout, à travers la figure de l’unique survivante rencontrée, la difficulté de se retrouver – d’une façon ou d’une autre – en autrui.
Pour finir, je ne suis pas certain que j’aurais fait le même portrait du personnage principal. À la fois médecin, marin, conducteur de locomotive, artificier, architecte, maçon, orfèvre, électricien, pêcheur, téléphoniste, cuisinier, tantôt lucide (et conscient ou non de l’être), tantôt sévèrement cogné (et conscient ou non de l’être bis), d’un narcissisme sans pudeur, d’une misanthropie saisissante et d’une misogynie sans guère de limites, poète aux images quelquefois fortes (« La Terre […] déchire ses petits comme un chat cannibale », p. 237), pris d’élans mystiques auxquels se mêlent des considérations sur les religions, la cohabitation de l’homme et de la nature, les attitudes respectives des pauvres et des riches face à la mort qui s’avance, la ville de Constantinople et la technologie, il ne semble avoir pour limites que celles que pose son radotage. Mes réserves ne viennent pas d’un goût pour les héros positifs ou ce genre de foutaises, c’est juste que tout cela finit par faire beaucoup pour un seul homme, tout Adam qu’il s’appelle.

Alcofribas
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le 31 juil. 2018

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Alcofribas

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