Lire les cinq numéros – dont le dernier jamais publié – de l’hebdomadaire bloyen le Pal (1), c’est se plonger dans cent cinquante pages d’une violence verbale exacerbée, ultra-violence d’autant plus pure que Léon Bloy connaît assurément les personnalités qu’il éreinte – le mot est faible – à chaque paragraphe. Parmi les écrivains consacrant chaque minute de leur vie à la littérature, il représente la catégorie de ceux pour qui le quotidien reste une préoccupation, comprenant ce qu’on appellerait aujourd’hui l’actualité – alors que par d’autres aspects il est profondément inactuel : c’est qu’il veut connaître son ennemi. Les journalistes et les patrons de presse qui constituent son cœur de cible (Albert Wolff, Mermeix, Sarcey…), les écrivains de 1885 (Hugo, Maupassant, Richepin, Vallès…), les demi-héros des faits divers de l’époque (« Les cabotins sanglants »…), les catholiques tièdes, tous ceux-là sont attaqués de près par Bloy, avec par conséquent l’assurance de ne pas les rater.
Cela implique d’ailleurs que le lecteur se documente sur l’actualité de cette Troisième République que Bloy appelle « la république des vaincus », « cette pubère sans virginité, tombée du vagin sanglant de la Trahison »… Pour le reste, on trouve des remarques d’une modernité absolue.
Tellement outrancière, la violence dans chaque article, chaque paragraphe, chaque ligne, en devient drôle : « Alors, on croirait que toute la carcasse [d’Albert Wolff] va se désassembler comme un mauvais meuble vendu à crédit par la maison Crépin, et la douce crainte devient une espérance, quand le monstre est secoué de cette hystérique combinaison du hennissement et du gloussement qui remplace pour lui la virilité du franc rire. / Planté sur d’immenses jambes qu’on dirait avoir appartenu à un autre personnage et qui ont l’air de vouloir se débarrasser à chaque pas de la dégoûtante boite à ordures qu’elles ne supportent qu’à regret, maintenu en équilibre par de simiesques appendices latéraux qui semblent implorer la terre du Seigneur, – on s’interroge sur son passage pour arriver à comprendre le sot amour-propre qui l’empêche encore, à son âge, de se mettre franchement à quatre pattes sur le macadam. » (p. 133). C’est une des questions que je me pose sur Léon Bloy, d’ailleurs : s’il revendiquait sa méchanceté, quelle conscience avait-il de la drôlerie de ses écrits ? Je n’emploie pas ici drôle au sens anodin d’une plaisanterie gratuite : on sait depuis au moins Rabelais que rire est une chose sérieuse.
D’une manière générale, on ne mesure pas toujours ce qu’il y a d’inconfortable à lire Léon Bloy : si ce dernier peut s’enorgueillir de s’être fait une ligne de conduite du « plaisir aristocratique de déplaire » formulé par ce Baudelaire qu’il appréciait, faut-il chez le lecteur un plaisir d’être haï ? Incontestablement Bloy nous injurierait sans limites, comme il méprisait déjà l’esprit de jouissance porcine qu’il attribue à son époque… Aimer lire Bloy pour son style n’est pas satisfaisant non plus – je crois me souvenir d’un passage de sa correspondance où il traite le sujet par quelques phrases lapidaires.
Quant à le défendre quand on n’est pas antisémite, cela nécessite quelques tours de souplesse : non, Bloy n’est pas antisémite au sens où une partie de l’opinion publique de l’époque l’était, mais certaines lignes traduisent une forme d’antisémitisme ; il peut être antisémite, de la même façon qu’il se révèle anti-catholique lorsqu’il s’agit de cracher sur ce clergé qui n’est plus qu’« un robinet d’eau tiède en sortant, glacée quand elle tombe » (p. 107). C’est un trait de l’esthétique bloyenne, dont il faut avoir conscience pour ne pas passer à côté – tout comme il faut savoir que chez lui, tiède est une injure et excessif un compliment.


(1) À moins d’avoir une patience de bénédictin et une bourse de templier, on les trouve aux éditions Obsidiane, dans un tirage réduit, dotés d’une préface assez quelconque et en fac-similé – c’est-à-dire avec les coquilles d’époque.

Alcofribas
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le 20 févr. 2017

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