De quoi réfléchir sur l'essence de la vie, une alternative à Aldous Huxley.
Un monde dans lequel il n'y aurait ni joie, ni peine, et aucun choix crucial à prendre, serait-ce le paradis ou l'enfer ? Voilà de quoi animer une belle discussion délibérative, à coup d'arguments tous plus censés les uns que les autres, tirés (pourquoi pas ?) de cette oeuvre.
Mais on pourrait s'appuyer sur beaucoup d'autres contres-utopies pour cela. A se demander si toutes les utopies ne seraient pas condamnés à se mordre la queue, comme si les auteurs cherchaient à se rassurer sur notre monde en se disant que même toute la volonté rationalisatrice, tout le constructivisme possible, ne pourrait rendre l'homme plus heureux. Après tout, on a bien vu au cours du XXe siècle ce que les projets d'aseptisation, d'amélioration - d'épuration - de la société, ont donné. Jamais rien de bon, d'un point de vue humain (reste à s'entendre sur la définition d'un être humain).
Les humains qui vivent dans le monde du Passeur, ce sont, de mon point de vue, des automates, qui ont fait le choix il y a très longtemps d'abandonner leur liberté de conscience pour ne pas avoir à payer le prix de leur humanité, à savoir tout ce que cela peut engendrer de tristesse, mal-être, colère, peur, voire pire, la cruauté, la sauvagerie, la capacité à faire le mal.
Une vision aseptisée de l'humain comme être raisonnable qui vit en société, en communauté, qui est assujetti à celle-ci, qui en est une partie, et qui n'a d'autre vie que dans le cadre de celle-ci. Pas d'individu, sauf un : le Passeur. Celui qui détient toute la mémoire des générations d'humains qui l'ont précédé, qui ont précédé la fondation de l'utopie, celui qui par ses souvenirs supporte le fardeau de la peine et de la joie, ce qui lui donne la sagesse nécessaire à la communauté pour envisager des solutions aux problèmes qu'elle ne comprend pas - qu'elle ne veut plus comprendre en dépit du fait qu'elle s'y trouve confrontée.
L'histoire de Jonas est celle de nombreux héros de récit contre-utopique, celle d'un éveil au monde qui nous fait nous rappeler que "sans liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur" (isn't it, Mr. Figaro ?). Un récit qui nous rappelle le courage qu'il faut pour exister en tant qu'individu, mais que c'est le fait d'avoir à subir la douleur parfois qui nous permet de savourer les plaisirs à d'autres moments.
Bref, un livre qui fait réfléchir, prenant dans son intrigue(il se lit extrêmement vite - ça explique peut-être pourquoi il est classé en "littérature jeunesse", comme a cru bon de me le faire remarquer la vendeuse quand je l'ai acheté). Amusant, aussi, par la distance entre notre mode de vie et celui qui est exposé là. Terrifiant, par la proximité virtuelle entre ces deux bornes, cela dit.
Même si on est encore loin (et heureusement d'ailleurs) de pratiquer l'eugénisme systématique et l'interdiction des livres dans les foyers, il me semble que Le Passeur de Lois Lowry, au-delà des considérations éthiques dont on voit ici l'importance dans les débats contemporains, autorise le lecteur à se demander (comme je le formulais en préambule à cette critique) s'il aimerait vivre dans un tel monde, à peser les avantages et les inconvénients, saine démarche délibérative qui serait proscrite si nous vivions dans une telle utopie - on économiserait sur les aspirines, ça ne serait peut-être pas plus mal.
Plus accessible à la jeunesse dans son écriture que le Meilleur des Mondes (quoiqu'il faudrait sans doute que je le relise pour faire une vraie comparaison), j'ai envie de le recommander aux jeunes, du collège au lycée, et aux moins jeunes aussi d'ailleurs, qui ont envie de lire les aventures de Jonas, le jeune héros, et de se questionner avec lui.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.