Connaissez-vous la chanson The Message par Grandmaster Flash et The Furious Five ? Cette chanson est une critique directe de la société américaine, listant tous ses défauts et ses travers ; et pourtant, d'une manière étrange, elle me laisse toujours entrevoir un certain espoir : l'espoir qu'un jour la société devienne plus juste.
C'est exactement cet espoir étrange que j'ai retrouvé dans Le passeur de Lois Lowry, auteur dont je ne connaissais même pas le nom : en effet, j'ai découvert ce roman par hasard car il m'avait tapé dans l'œil lorsque je m'étais promené dans le rayon des "romans pour ado" (qu'est-ce que je hais cette expression). En fait, je ne savais pas du tout à quoi m'attendre !
Le Passeur, c'est l'histoire d'un enfant, Jonas, vivant dans une société où tout est parfait : la vie de la communauté est toujours bien réglée, personne ne manque jamais de rien, et les lois régissant leurs vies dans les moindres détails (la politesse est de règle, le mensonge interdit...) ne leur donne aucune possibilité de se sentir mal ou même de s'ennuyer. Jonas vit-il au Paradis ? Tout nous le laisse à croire, du moins au début.
Jonas doit bientôt assister à la cérémonie des enfants de 12 ans qui déterminera son futur métier. Mais il est loin de se douter qu'il sera sélectionné pour un rôle unique : dépositaire de la mémoire.
Tout d'abord, la chose qui m'a le plus marqué dans le livre est que le monde est décrit petit à petit - cela peut paraître classique (surtout pour une dystopie), mais ici c'est fait d'une manière unique : au début, nous croyons que Jonas vit dans une sorte de paradis (même si les toutes premières pages sont loin d'être paradisiaques). Cependant, plus nous suivons son quotidien, plus nous nous rendons compte qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans ce monde parfait, pour au final nous rendre compte que ce monde est un véritable enfer : c'est un monde littéralement sans passions (on ne choisit pas son métier et on n'a pas le droit d'éprouver du désir sexuel), sans amour (le mot "aimer" est tombé en désuétude) et même
sans couleurs
mais ça au début nous ne le savons pas, et c'est une véritable surprise de découvrir que ce que Jonas appelait sa "capacité de voir au-delà" était en fait simplement sa capacité (unique dans la communauté) à
voir des couleurs.
Ce monde au début presque paradisiaque se transforme en enfer où l'être humain n'a pas le droit de se comporter comme un humain et doit prendre des pilules pour oublier ses sentiments. Il y a des moments où j'ai véritablement eu envie de pleurer (voire de vomir) à cause de la violence avec laquelle les sentiments des personnages étaient daignés (oui je suis très sensible sur certaines choses).
Oui, ce roman parle d'Humanité dans toutes ses pages : en décrivant une société où l'être humain ne peut être humain, il nous fait apprécier toutes les qualités de nos êtres, que ce soit nos sentiments - de nos amours jusqu'à nos colères - que notre capacité à voir les couleurs, à sentir la neige, à transmettre nos souvenirs, et surtout à pouvoir choisir.
Il y a une véritable problématique du choix dans ce livre : cette société dystopique fonctionne car on ne peut choisir et les gens sont heureux car jamais ils ne connaissent le choix - mais sont-ils vraiment heureux ? Ils n'ont pas eu le choix de leur vie, alors comment savoir si leur bonheur est véritable ? Leur vie sans choix ni tourments vaut-elle la peine d'être vécue ? La fuite de Jonas dans la montagne veut tout dire : non, pas le moins du monde, car la pire souffrance reste bien plus belle que l'absence totale de sentiments.
En nous parlant de ce monde horriblement parfait, Lois Lowry nous fait réfléchir sur notre propre monde. Grâce au passeur (le précédent dépositaire de la mémoire, chargé de garder tous les souvenirs chargés de sentiments sans jamais les transmettre, à part au nouveau dépositaire) et son travail pour transmettre les souvenirs à Jonas (nouveau dépositaire de la mémoire), nous avons le droit à un portrait de notre monde dans ce qu'il a de plus beau comme de plus terrible : lorsque le passeur transmet des souvenirs de guerre et de braconnage à Jonas, on ne peut s'empêcher de se demander "la vie n'est-elle pas meilleure sans ces choses-là, au final, n'ont-ils pas fait le bon choix en supprimant toute individualité et tout sentiment ?". Certes le monde de Jonas est dystopique, imparfait, mais le nôtre ne l'est-il pas aussi d'une toute autre manière ? Quels souvenirs transmettra-t-on aux générations futures ou même aux possibles extra-terrestres qui chercheraient une trace de nous ? Dans notre monde nous pouvons faire des choix, aimer et voir des couleurs ; mais nous pouvons aussi faire la guerre, détruire et mourir de faim. C'est une violente prise de conscience que nous propose l'auteur, une invitation à réfléchir sur nous-mêmes, notre environnement et notre manière de considérer les choses ; et cette prise de conscience ne nous quittera pas à la fin du roman.
Oui, je pense que ce roman ne laissera personne indemne. Et pourtant, malgré ces questionnements, ce livre est une magnifique ode à la vie : les couleurs vibrantes, la musique, la luge, Noël, l'amour... tout ceci est beau. La vie est belle, c'est pourquoi il faut la préserver et non pas la détruire comme dans cette communauté où l'on a choisi de détruire les montagnes car elles encombraient les routes et contrôler la météo car c'était plus pratique pour les récoltes. Même les instants de douleur ont leur part de beauté, car l'humain est fait pour ressentir : sans ça, sa vie est morne, fade, et malgré le fait qu'elle soit bien réglée, elle n'a plus aucun intérêt.
Ce livre est un message, et comme dans la chanson The Message on retrouve cette critique presque acerbe de la société qui pourtant nous pousse à l'apprécier, à espérer le meilleur. À travers le monde dystopique de Jonas se trouve une invitation à nous questionner, à aimer, et surtout à changer les choses. Avec du courage, on peut gravir même les plus immenses des montagnes.