Le passeur de lumière narre l’histoire d’un jeune orfèvre qui, pour sublimer une châsse destinée à l’église de son village, va rechercher la plus belle pierre qui capturera la lumière. Son voyage sera alors une longue poésie.
Les mots sont comme des mélodies à l’oreille, avec des circonvolutions élégantes. Les tournures inattendues apparaissent, notamment à la lecture à voix haute, comme des notes décalées qui nous réveillent avec émerveillement au milieu d’une phrase. Avec une écriture très imagée, riche en hyperboles, oxymores et métaphores, Bernard Tirtiaux fait preuve de lyrisme et de romantisme. Tout est propice à l’analogie et l’imaginaire foisonnant de l’auteur s’impose en image dans notre esprit. Cette force est également la faiblesse du roman, qui comporte parfois trop de fioritures, d’effets de style, et où les choses ne sont jamais énoncées frontalement. Mais cela participe à renforcer le regard créatif que l’auteur porte sur le monde.
Ces comparaisons semblent, lorsqu’on les lit, d'une telle évidence. Elles ne cessent pourtant de s'échapper quand on y réfléchit trop, en pensant au sens des mots, comme dans un rêve. Il nous fait rêver éveillé. Par ce style d’écriture, Bernard Tirtiaux est capable de faire prendre vie à n’importe quoi. Il fait parler les objets, cristallise les concepts abstraits en paysages, rend palpable les émotions. Le soleil est timide, l'œil est suspicieux, les braises du foyer grignotent le silence. Parfois peu subtil pris séparément, la répétition de l'effet crée pourtant une sensation de vie grouillante et de sens profond.
Par exemple, lorsque la famille de Khalim Rhamir est assassinée, c'est la maison qui se vide de son sang, comme si elle-même avait fait partie intégrante de cette famille. Ce lieu qui fut le témoin de l’amour qu’ils se partageaient tous, a pris vie autour d’eux. Sans famille, la maison meurt elle aussi. Nivard doit alors la quitter.
Dans le passeur de lumière, chaque chose a une conscience, ce qui participe à cette sensation du vivant. C’est le cas notamment pour la lumière, sujet principal du roman. Certes, elle est organique, mouvante, elle coule entre les doigts quand le verre est tenu dans la main de Nivard. Mais elle a surtout des intentions propres. Elle est capricieuse, enfantine, elle se dérobe à lui en riant. Quand il se trompe, elle le toise, insolente. Et il souhaite alors d’autant plus la capturer dans la matière. C’est un jeu de chassé-croisé qui se crée entre eux. L’auteur, lui-même maître-verrier, connaît son sujet sur le bout des doigts. Il est près à nous emmener dans le fantastique, mais reste toujours sur le fil du merveilleux.
Mais nous imposer une image ne suffit pas à Bernard Tirtiaux. Pour rendre son récit encore plus abondant, il crée des images à double couche, et les relie entre elles. Comme exemple : "Sa pèlerine de grosse laine au tissage si serré qu'il n'est pas une pluie capable d'en voir les deux côtés." La pluie, en observant la pèlerine, à pris vie. Elle devient un être pensant, et c’est son regard sur l’objet qui le caractérise. Le manteau n'existe alors en image dans nos têtes, que parce que la pluie l'a vu, et a interagi avec elle.
Toutes choses cherchent alors à se compléter et ne faire qu’un. Les hommes fusionnent avec les paysages, avec la matière. Lorsque nivard pense au corps d’Awen, il parle de “matériaux précieux, d'alliage de cuivre poli”, de “métal noir qui danse”. Lui-même est corps de pierre, car “il a fallu au créateurs de bons outils pour sortir du bloc cet homme rude.” Par son amour, l'orfèvre découvre alors le secret pour imbriquer le métal et la pierre, tel un alchimiste. Les hommes ne font plus qu’un avec leur environnement. Les yeux de maître François ont été polis par son travail. Il s’est lié à la matière, il vit à travers elle, et elle influe alors sur son aspect physique. Les tailleurs de pierre, le soir, en rentrant tout gris, "se désempierrent, mais gardent l'immobilité des statues”. Même leurs voix prennent des accents de rocaille. Ils se transforment par passion.
Mais tout n’est pas gravé dans la pierre, rien n’est immuable. Les choses parfois "s'accordent mal". Alors elles se font et se défont. Elles cherchent sans cesse l’harmonie, l’équilibre, qui peut se faire bizarrement dans les contradictions. Comme l’écrit Tirtiaux au détour d’un chapitre, "Il y a dans tout cela lutte ou alliance entre deux mondes". C’est lorsque les choses se trouvent par amour qu’elles forment une nouvelle entité unique. L’amour fraternel entre un personnage et le père de Nivard est alors raconté comme s’ils étaient les deux yeux d’un même regard. Ils ne font qu’un.
Par ces mélanges, l’auteur semble montrer une vision globale du monde où tout à sa place dans le Grand Tout. En liant le vivant et la matière, il ne dépeint pas une histoire, mais nous raconte un paysage en mouvement d’une unique entité : l’Univers. Très inspiré par L’Enchanteur dans l’écriture, Tirtiaux semble vouloir donner au monde entier la même intention que Barjavel y donne à la nature. Le chapitre sur l’amour de Merlin et Viviane est basé sur le mythe d’Aristophane, dans lequel la nature première de l’être humain, homme et femme à la fois, à été coupée en deux. Chaque partie ne cesse alors de chercher sa moitié. Ainsi, dans L’Enchanteur, tout ne vit que pour s’associer, se compléter.
Il était le Vivant, avant le partage du monde en deux. (...) Et maintenant il court, il court après son sexe et son sexe est comme une plume dans la tempête : c’est le vent qui décide, et le vent ne sait rien… Et tout le vivant du monde s’agite, ou plutôt est agité, de la même façon… (...) Et plantes, bêtes, humains, géants, invisibles, volant, nageant, gluants, courant, sautant, grouillaient du même mouvement incessant, désordonné, chaque être n’étant qu’une moitié qui n’était pas la sienne, essayait de s’unir, ne faisait que s’accoupler, se séparait, recommençait, tandis que naissaient partout, sans arrêt, d’autres moitiés qui, dès qu’elles pouvaient bouger, commençaient à chercher leur moitié…
Comme pour Barjavel, cette recherche du tout trouve son apothéose dans l’amour. Nivard et Awen, comme Merlin et Viviane, se complètent alors comme les pièces d'un puzzle. Ils n'existent plus que l'un pour l'autre. Ainsi connectés, Nivard est alors même capable de voir les marques du passage d’Awen sur les objets, dans les lieux qu'elle a quitté, comme si l’amour leur avait permis d’atteindre une dimension supérieure.
Pourtant, Tirtiaux n’arrive pas à faire perdurer la magie jusqu’au bout, et la fin du roman n’est plus qu’une succession d’évènements décrits et non plus racontés. On perd cette recherche d'union qui, bien que parfois maladroite, créait une belle alchimie parmi les mots. Dommage pour la thématique du roman, car Nivard cherche justement atteindre l’harmonie en réunissant toutes les couleurs du spectre lumineux dans ses verres. J’aimerais y voir une dernière métaphore, involontaire cette fois, de cette lumière qui ne se laissera jamais prendre.