Incontournable Octobre 2024



La collection "L'humanité au bout des yeux" de la maison D'Eux présente cet envers de décor de l'un des contes classique les plus abondamment fait, refait, réinterprété et réécrit de la littérature jeunesse, j'ai nommé, le Petit chaperon rouge.



La petite chaperonne est désormais adulte et a un travail un peu particulier, vu son histoire. Elle a accepté de donner ENFIN une entrevue. Son assistante arrive généralement à détourner l'attention des journalistes curieux avec des répliques aussi originales que déconcertantes, mais allez savoir, il y en a un qui est parvenu a trouver son numéro de téléphone. Les producteur de l'entrevue tentent de la mettre à l'aise, on veut lui donner l'occasion de donner sa version de l'Histoire - son histoire.



Dans ce court texte, il n'est pas question de réécrire le conte, mais plutôt qu'apporter un éclairage différent. Il s'agit bien de la petite fille vêtue de rouge qui a traversé la forêt, qui a été bernée par le loup, qui a dévié du chemin et ultimement s'est fait dévorée avec sa grand-maman. On est donc vraiment dans la version connue du conte. Là où le livre est intéressant, c'est que l'histoire est portée par sa principale protagoniste, avec son ressenti et ses réflexions. Elle pose alors un regard critique sur un aspect jamais évoqué dans les innombrables autres versions: L'après.



Après cette expérience, après s'être fait sauvé par le chasseur, elle s'est fait reprocher son manque de prudence. Pourtant, n'y a t-il pas, dans la façon des adultes de vouloir "protéger" les enfants, une certaine incohérence? On dit aux enfants de ne pas faire ceci ou cela, on leur prescrit de comportements et on réfrène leur envie de découverte au nom de la sécurité. On leur dit qu'il y a des dangers, mais au fond, on leur explique pas comment s'en prémunir. Plutôt que de lui faire tenir la même route, n'aurait-on pas pu lui parler des loups? Et pourquoi lui reprocher ensuite la couleur de ses vêtements, comme si elle avait cherché ce qui lui est arrivé? Pourquoi rejeter la faute sur elle?



À travers ce roman qui reprend le conte du Petit Chaperon rouge, je retrouve la façon qu'on a de mettre la faute sur les filles en matière d'agressions sexuelles. Une ironie, puisque le conte dans sa version d'origine, parle justement d'un agresseur sexuel. Elles n'ont pas suivi les règles, elles ont eu un comportement qui attise les convoitises, elles sont aguicheuses et au final, si elles avaient été "sages et dociles", il ne leur serait rien arrivé. On ne parlait pas de la responsabilité des agresseurs, on préférait mettre le fardeau de leur propre sécurité sur leurs épaules. Ce sont les médisances des gens qui ont fait plus de mal à la petite fille, au final.



Attention, il y aura des divulgâches.



C'est l'aspect du savoir expérientiel qui m'a interpellée le plus. La Chaperonne dénonce la vision des adultes, qu'elle dit "étriquée", toujours à poser des interdits sans en expliquer les tenants et aboutissants, oubliant leur propre enfance de jeux et d'expériences. Car c'est bien en vivant des choses qu'on apprend. Et ce qui est dangereux peut aussi être expliqué. En clair: Ça ne donne pas grand chose de toujours vouloir prévenir si l'enfant ne comprend pas l'enjeu. Ça ne donne pas grand chose de la couver sous une cloche en verre, si au final, elle reste naïve et ignare, toujours à risque en raison de son manque d'expérience. À force de vouloir la protéger, ne finit-on pas par la rendre plus vulnérable encore?

Et si on changeait d'approche? Après tout, n'est-ce pas aussi courant que les enfants brisent les règles, justement parce qu'ils ne les comprennent pas, ne voient pas leur pertinence ou qu'ils ne cernent pas les conséquences de les briser?



Et je mentionne aussi la différenciation de genre dans ce genre de contexte. On envoyait volontiers les garçons vadrouiller partout, c'était encouragé et valoriser. La littérature jeunesse exprime cette différenciation encore aujourd'hui, mais ça s'améliore. Les garçons sont des explorateurs, des "courageux" et des êtres "forts". À l'inverse, les filles sont souvent traitées comme des êtres fragiles, des proies potentielles et, avoue-le , des idiotes. On s'en aperçoit dans les contes, les mythes et dans la fiction, comme on s'en aperçoit dans la vie de tous les jours. le meilleur exemple qui me vient, étant moi même une fille, ce sont les trésors de trucs et recommandations qu'on se donnent entre nous pour se prémunir des hommes dangereux. On rencontre les hommes dans les lieux publiques, on ne passe jamais par les ruelles, on se promène en groupe le soir, on évite les tenues sexy, on se donne nos numéros de téléphone entre filles, juste au cas. Des conseils donnés par nos consoeurs, nos mères, nos tantes, nos profs. Il existe un nombre appréciable de consignes et d'avertissement pour nous, filles et femmes, qui avons été élevées, pour la plupart, avec cette idée que nous sommes de potentielles proies. Les garçons, eux? Rien de tout ça. Ils ne sont pas invulnérables, pourtant. C'est simplement que nos constructions sociales de genre sont différenciées et donc, notre perception de sécurité est en partie conditionnée par celle que nos sociétés ont de notre genre.



L'aspect des médisances est intéressant aussi dans sa dimension de violence sociale. Se faire agresser est une chose: Se le faire reprocher en est une autre, c'est une double pleine. C'est surtout déstabilisant de se faire juger par autrui, qui n'ont même pas idée de ce qu'a vécu la personne. Et c'est facile de juger.



C'est dans une optique de compréhension que la Chaperonne devient chercheuse sur les loups. Plutôt que de se draper dans le rôle de la victime, et de placer le loup dans la peau du fautif, elle cherche à comprendre qui sont les loups? Qui sait, si on extrapole, une meilleur compréhension des loups mènera peut-être à des enfants mieux outillés pour les gérer? Peut-être qu'on aura une vision du monde plus nuancée? Moins binaire?



Je le mentionne parce que j'ai pu l'observer et l'étudier, mais même la sensibilisation auprès des jeunes sur divers enjeux qui les touchent a changé de nos jours. Plus informative et interactive, elle prend davantage le pari de prendre les jeunes à la hauteur de leur intelligence et articule des pistes de réflexions pour faire réagir et réfléchir. On n'est donc plus autant dans une logique de mises en garde effrayantes ou de recommandations sans explications, on s'axe dans une logique de compréhension interactive et de pensée critique. Car on le sait, faire peur ou simplement dire ne ne pas le faire ne sont pas des garde-fou efficaces. Ça vaut autant pour les jeunes que pour les adultes.


Assurément, avec cette tournure étonnante dans son parcours, celle qui est passé pour une innocente et naïve petite fille, et qui est maintenant chercheuse, ne laissera pas son publique indifférent et par son regard aigu et ses réflexions, donnera un sens tout autre à cette histoire qui a forgé sa légende. Il ne sert pas à grand chose de se cacher dans un cadre rigide de règles contraignantes si on ne connait rien, au fond, à l'enjeu qui les a justifiées. La connaissance et la nuance, en revanche, apportent des solutions et donc, une forme de sécurité.



Un roman joliment illustré qui est, tout comme ses frères, une oeuvre porteuse de réflexions, sans être moralisateur, et qui touche des enjeux actuels. Un roman pour changer son regard sur le monde.



Pour un lectorat adolescent du premier cycle secondaire, 12-15 ans+

Shaynning
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le 29 oct. 2024

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