Le Pingouin
7.3
Le Pingouin

livre de Andreï Kourkov (1996)

Contrairement aux thèses officielles, les années 90 n'ont pas constitué une décennie de rêve pour les pays de l'ex-URSS qui se seraient d'un coup retrouvés « libérés » du socialisme et « ouverts » à la démocratie. Que ce soit en Russie ou en Ukraine (où se déroule le roman de Kourkov), cette « libération » (« libéralisation » serait un mot plus juste peut-être) s'est accompagnée d'une découverte du chômage, d'une destruction du service public, d'un démantèlement de l'Etat dont les ministères les plus rentables sont passés aux mains d'anciens apparatchiks reconvertis dans la grande criminalité, d'une explosion de la violence et de l'insécurité, d'une inflation qui mérite de figurer dans le livre des records et d'un désespoir grandissant au sein de la population, le tout sous les yeux ébahis des Occidentaux qui applaudissaient à ce « retour à la liberté ».
C'est ce désespoir qui est au cœur du roman Le Pingouin, où Andréï Kourkov dissèque avec un acéré cette société ukrainienne des années 90. Son roman dégage une atmosphère d'angoisse permanente : des coups de feu dans la rue chaque nuit, une constante guerre entre les mafias qui se déchirent le pays, des personnages qui, tous, à un moment ou à un autre, sont obligés de se cacher (à la campagne pour les moins fortunés, à l'étranger pour les plus riches) sous peine d'être assassinés en pleine rue, des attentats contre les dirigeants qui oseraient ne pas se soumettre aux « oligarques » ou contre les journalistes qui en parleraient trop, une monnaie tellement dévaluée que désormais toute transaction se fait en dollars, une corruption étendue à l'ensemble de la société, des services publics qui ne fonctionnent plus (entre les coupures d'électricité et les hôpitaux qui ne peuvent plus soigner personne), etc. Le roman enchaîne ainsi des épisodes où le personnage principal, Viktor, teste les aberrations qui gangrènent son pays.
Parfois, cela tourne à son avantage, d'ailleurs. Victor, écrivain raté ne parvenant pas à écrire plus d'une page, va trouver un emploi fortement symbolique de la sombre absurdité dans laquelle s'enfonce son pays : il écrit la nécrologie de personnes toujours en vie. Nous voici dans un pays où être une personnalité en vue raccourcit durablement l'espérance de vie. Et pour préserver sa sécurité, Victor ne peut même pas signer ses articles...


Le Pingouin serait donc un roman déprimant sur une réalité déprimante ?
Non, et c'est là un de ses grands avantages. Le Pingouin peut être un roman très drôle. La première moitié du roman parvient à développer un très bel humour du désespoir. Par l'absurde des situations, vues par un personnage complètement naïf et qui a tout intérêt à rester dans sa candeur (plusieurs fois, on lui fait comprendre que moins il en sait, mieux c'est pour sa santé : « le jour où tu sauras tout, ce sera le jour de ta mort »), Kourkov parvient à instaurer cet équilibre subtil entre humour et description d'une réalité sociale sombre. Ainsi, l'auteur développe une certaine pudeur : il ne se complaît pas dans la description d'un monde en déliquescence.
Hélas, ce projet qui consiste à tenir son récit en équilibre précaire entre deux gouffres, Kourkov ne parvient pas à le maintenir pendant tout le livre. Une fois les situation et les personnages bien établis, l'humour a tendance à disparaître et laisse la place au drame, ou du moins à une situation où Victor se trouve constamment au bord du gouffre. Le roman tient alors uniquement par l'humanité de ses personnages et par la bonté d'un auteur qui ne condamne personne (pas même les malfrats mafioïdes qui parsèment son récit, et qui, finalement, ne font que profiter d'un système qui s'appelle l'ultra-libéralisme).
Le résultat reste quand même plaisant à lire, et d'un e grande lucidité sur le devenir d'un pays qui s'enfonce dans les ténèbres.

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le 9 févr. 2019

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SanFelice

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