Un beau roman sur l'évolution d'une communauté.

Ce roman s'attache à l'histoire de la communauté de Visegrad, petite ville de Bosnie-Herzégovine non loin de la frontière avec la Serbie, de la construction d'un pont sur la Drina au début du XXe siècle.

On suit la construction du pont, sur ordre du vizir. L'événement au départ n'enthousiasme pas une communauté très composite et réfractaire au changement : les Serbes qui sont réquisitionnés sur le chantier tentent de détruire le pont la nuit ; les musulmans ont peur de l'arrogance que représente ce pont ; les Juifs attendent. Une fois construit, la ville se développe sur deux rives et un caravansérail est créé.

La communauté s'habitue au pont et à sa kapia, une terrasse qui surplombe la Drina dans sa section médiane. Bien des histoires se nouent autour de ce pont : une jeune mariée habitant sur la colline qui avait juré que jamais elle ne descendrait dans le domaine de son époux préfère se jeter du haut du pont ; un ivrogne simplet connaît son heure de gloire en traversant tout le pont en équilibre sur le parapet ; des légendes courent sur un prisonnier qui serait emmuré dans une pile creuse du pont ; en été, on va sur le pont manger des pastèques et on y fume.

C'est aussi sur le pont que se déroulent les changements de domination que connaît Visegrad : c'est sur le pont que l'armée ottomane dresse une tour en bois pendant l'insurrection de 1804 et place les têtes de pauvres types décapités pour l'exemple ; c'est sur le pont que l'armée autrichienne débarque, et trouve, ahurie, ce pauvre Ali hodja, un esprit fort cloué par l'oreille au poteau du pont...

Avec la domination autrichienne et l'arrivée du chemin de fer, le pont va perdre sa position centrale. La ville va se développer, les enfants être mieux instruits, les gens mieux informés. Dans le même temps, ils vont délaisser leurs intérêts personnels pour devenir les proies des idéologies de la fin XIXe : socialisme, nationalisme, xénophobie. On passe de rapports de personne à des débats d'idées. L'ancienne auberge près du pont, chez Lotika, périclite au profit d'un bordel tenu par un Hongrois. Les gens perdent le sens de la communauté.

On pourrait multiplier les mentions de petites histoires, souvent ironiques, humoristiques ou cruelles, qui forment la trame de ce livre. C'est un peu comme une tapisserie qui comprendrait un grand nombre de compartiments narratifs, avec un fil rouge - le pont. Dieu merci, Andric évite de faire du pont une allégorie trop évidente du lien entre les communautés, car ces communautés vivent tout de même les unes à côté des autres sans communiquer. Mais le bazar et une histoire commune les rapprochent dans les moments de crise.

Le livre se conclue sur les bombardements que connaît la ville en 1914, bombardements qui vont faire s'effondrer une des piles du pont.

On a là un de ces romans du terroir qui, en s'installant dans le particulier, atteignent en réalité une portée universelle. C'est dû aux grands talents de conteur d'Ivo Andric, talents qui éclatent de manière encore plus évidente dans sa "Chronique de Travnik".
zardoz6704
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Romans sur l'Empire ottoman et Les Balkans

Créée

le 8 août 2013

Critique lue 929 fois

6 j'aime

zardoz6704

Écrit par

Critique lue 929 fois

6

D'autres avis sur Le Pont sur la Drina

Le Pont sur la Drina
Lerne
8

Une scène du monde

Le Pont sur la Drina est roman-chronique qui se déroule sur quatre siècles, le temps d'un pont qui relie Bosnie et Serbie, autour de la petite ville de Višegrad et de sa population hétérogène. Avec...

le 23 juin 2022

2 j'aime

Le Pont sur la Drina
constancepillerault
8

Critique de Le Pont sur la Drina par constancepillerault

Un livre d'une lecture très aisée, mais à la structure originale. En effet, il n'y a pas une seule intrigue, mais une succession d'épisodes parfois disjoints (certains ont même paru dans des recueils...

le 15 août 2019

1 j'aime

Le Pont sur la Drina
GrandGousierGuerin
9

Critique de Le Pont sur la Drina par GrandGousierGuerin

Au XVIème siècle, un vizir décida d’édifier un pont qui enjambe une rivière presque infranchissable dans une zone reculée de l’empire ottoman. Dès sa construction, la ville de Visegrad qui borde ses...

le 7 juil. 2015

1 j'aime

Du même critique

Orange mécanique
zardoz6704
5

Tout ou rien...

C'est ce genre de film, comme "La dernière tentation du Christ" de Scorsese", qui vous fait sentir comme un rat de laboratoire. C'est fait pour vous faire réagir, et oui, vous réagissez au quart de...

le 6 sept. 2013

57 j'aime

10

Black Hole : Intégrale
zardoz6704
5

C'est beau, c'est très pensé, mais...

Milieu des années 1970 dans la banlieue de Seattle. Un mal qui se transmet par les relations sexuelles gagne les jeunes, mais c'est un sujet tabou. Il fait naître des difformités diverses et...

le 24 nov. 2013

43 j'aime

6

Crossed
zardoz6704
5

Fatigant...

"Crossed" est une chronique péchue, au montage saccadé, dans laquelle Karim Debbache, un vidéaste professionnel et sympa, parle à toute vitesse de films qui ont trait au jeu vidéo. Cette chronique a...

le 4 mai 2014

42 j'aime

60