Critique de Shaynning
Second opus de la série qui a gagné le Prix des Libraires du Québec dans la catégorie BD étrangère, "L'ombre de l'oiseau" est plus sombre et profond, mais prend place dans un monde plus élaboré,...
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le 23 oct. 2022
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Incontournable Mars 2023
Une fois encore, la collection Griff de la maison Isatis nous propose un album à saveur documentaire sur un thème d'une grande pertinence, dans une formule accessible et graphiquement intéressante, destiné au lectorat adolescent et jeune adulte.
L'autrice nous invite à remonter le temps, en 1895, alors qu'un capitaine de l'armée française, de confession juive, est emprisonné sur une île aux abords de l'argentine pour trahison. Cet homme se nommait Alfred Dreyfus et il était innocent. Alors que cet homme vivait dans des conditions pénibles, loin de son pays, un autre homme entre en scène, alors au sommet de sa gloire d'écrivain. Cet homme se nommait Émile Zola et tout comme bon nombre de citoyens français, n'était pas encore au courant de cette affaire. Quand il prend peu à peu conscience de la divison quand à la culpabilité du capitaine au sein des citoyens, Zola s'interroge. Il va progressivement prend acte des divers éléments et quel n'est pas sa consternation de réaliser que toute cette affaire comporte une grande part d'ombres. Des preuves trafiquées, des messages retrouvées, des noms découverts et des informations fournies par des citoyens. Zola découvre que tout cela est en réalité une machination pour rendre coupable le mauvais homme. S'il craint pour sa réputation, Zola décide cependant de prendre position et dénoncer cette injustice. Ses mots se retrouveront dans un journal, l'Aurore, dans lequel "J"ACCUSE...!" s'indigne du sort du capitaine, nomme les coupables de cette injustice, condamne le pouvoir de l'armée et s'insurge de voir les valeurs de la France bafouées. Dès lors, une division sociale se développe, en France, mais ailleurs aussi. Zola est envoyé devant un jury et est condamné à la prison. Il devra alors s'exiler temporairement. Dès lors, des gens prennent la plume et une "guerre civile menées avec de l'encre et du papier" , pour citer l'autrice. La pression ainsi engendrée finira par avoir raison des principaux coupables, dont le réel "espion" qui avait signé le bordereau compromettant au nom d'Alfred Dreyfus. Il est à noter que ces coupables n'ont jamais été punis, cela dit. Ce fut cepedant assez pour libérer le prisonnier en 1899 et même lui redonner sa place dans l'armée. Zola a pu réintégrer le pays aussi, mais il est mort peu de temps après, en 1902.
Il y a trois grands thèmes dans cet album: le journalisme, la justice et la discrimination religieuse, plus spécifiquement l'antisémitisme.
Le journalisme permet la démocratisation de l'information et c'est pourquoi elle se doit d'être rigoureusement exacte et neutre. Pas le plus simple à faire, cela dit. L'affaire Dreyfus illustre bien la division que peut engendrer la même information, mais quand en plus elle est teintée de partisanerie, les passions peuvent rapidement se déchainer sur la scène sociale, qu'elle soit publique ou privée. Dans cette histoire réelle, deux médias tenaient une position opposée, soit l'Aurore du côté de Dreyfus et Zola, soit La libre Parole du côté des pro-armée et antisémites. On peut donc s'interroger sur le rôle des médias quand à leur degré de prise de position. Aujourd'hui, il est assez convenu que le rôle du journaliste doit être impartial pour que le lecteur ou l'auditeur puisse ainsi se faire lui même une opinion et que si certains journalistes souhaitent faire dans l'opinion personnelle, qu'ils puissent le faire dans un cadre désigné comme étant "une chronique d'opinion". Cela s'inscrit dans une déontologie élémentaire et c'est cette même déontologie qui permet de discerner les "vrais journalistes professionnels" des chroniqueurs/chroniqueuses d'opinion. C'est un élément important quand à leur crédibilité et leur rigueur professionnelle. Clairement, à l'époque de l'affaire Dreyfus, la profession était tout autre, très "passionnée", donc lourdement émotionnelle. Cette passion servait bien plus le sensationnalisme que la rigueur des faits. On le voyait notamment avec le choix des mots, souvent émotionnellement chargés, l'absence de preuve ou minimisation de faits, ainsi que la présence de valeurs défendues.
Ce qui est cependant intéressant ici, c'est qu'il y avait donc présence de désinformation. Une désinformation aux inclinaisons antisémites en plus. Si les médias avaient le pouvoir de mettre en lumière les injustices, ils avaient aussi le pouvoir de faire véhiculer un discours haineux envers des minorités. Raison de plus de développer un esprit critique!
Les médias sont donc des outils important pour faire véhiculer des informations, mais aussi de mettre en lumière des inégalités et des enjeux sociaux. Ce n'est pas juste une plate-forme pour les journalistes, ici nous avons un écrivain qui a prit la défense d'une personne au regard des nombreux manquements dans son dossier. C'est donc une façon d'entendre également les citoyens. On le voit par ailleurs bien dans cet album, alors que Zola s'exile et que des citoyens se mettent aussi à se faire entendre via les journaux et les lettres.
La Justice est un second grand thème, lié de près à la notion de juste procès équitable et effectué avec rigueur. Il est tout de même ironique qu'un écrivain, tout Zola soit-il, ait été plus adroit à découvrir la vérité que les enquêteurs eux-même. Il est aussi navrant de constater que s'il a été rapide de condamner Dreyfus, il n'a jamais été possible de condamner le réel espion et les acteurs sociaux impliqués dans la fausse accusation du capitaine. Pas étonnant du coup que les passions se soient déchainées: Qui voudrait d'un système judiciaire aussi ouvertement foireux et qui plus est, inéquitable?
Je remarque aussi que Zola, écrivain humaniste, a pilé sur sa réputation et son confort pour défendre une valeur. Cette valeur n'est pas une simple référence, c'est une valeur intégrée, car elle est réellement mise en action. À cet égard, Zola a donc initié un acte réellement digne de mention, parce qu'il a mit en péril ses propres acquis pour embrasser une valeur phare pour lui, chose que peu de gens sont réellement capables.
La notion d'antisémitisme est aussi inhérente à cette histoire, car Dreyfus, un rare capitaine de confession juive, a été visé pour cette même confession. La discrimination qu'il a vécu s'est d'ailleurs poursuivie même après son blanchiment. La discrimination du peuple juif n'est d'ailleurs pas nouvelle, on en retrouve des traces même au tournant de la Renaissance, durant la pandémie de peste noire et a atteint un pique à peine quelques décennies plus tard avec la seconde guerre mondiale. L'autrice fait un parallèle intéressant dans son "mot de l'auteur" à la fin de l'album sur la discrimination dans son sens large, que ce soit l'orientation sexuelle, le genre, la couleur ou la confession religieuse qui engendrent des injustices, des malversations et de la cruauté. On peut donc aborder divers angles quand on traitement des minorités discriminées dans nos société dites "de Droit". La devise française est d'ailleurs "Liberté, égalité et fraternité", visiblement trois concepts oubliés dans l'affaire Dreyfus.
L'album en soit est très intéressant. Graphiquement et textuellement, il se fait souvent "écho". D'un côté nous sommes avec Dreyfus, homme qui a tout perdu pour un crime qu'il n'a pas commis et de l'autre Zola, sommité dans son milieu et ayant au contraire tout à perdre. Il a souvent des superpositions comme le moment où les deux personnages sont dans leur lit ou qu'ils regardent à travers une fenêtre. Ils sont, pour ainsi dire, en reflet. Les pages 32-33 se font rejoindre les deux personnages. le sort de l'un dépend des actions de l'autre et pourtant, ils ne se connaissent pas. Il y a quelque chose de touchant dans cette asymétrie, parce qu'au fond, ils semblent si près. Il suffit qu'un des deux se décide à faire quelque chose. En outre, le capitaine aussi était une figure sociale enviable, tout comme Zola, mais un détail à tout fait capoter et a ruiné sa vie. Il me semble que c'est là la plus grande injustice.
Graphiquement, nous avons que quatre couleurs: bleu, noir, rouge et marron. C'est un style très sobre et sérieux, avec des personnages réalistes et un remplissage en hachures. Un style qui sied bien au sujet et approprié pour un lectorat plus vieux. On y trouvera des symboles, des jeux de formes et des éléments historique, comme la fameuse page "J'accuse...!".
Pour le texte, c'est rythmé, agencé comme de la poésie, bien souvent. Il y a a d'ailleurs de la poésie dans le texte. Ça sort de la prose habituelle et la structure sert justement l'asymétrie évoquée plus tôt, notamment en répétant de part et d'autre un élément d'action ou de décor partagé entre les deux personnages. Franchement, j'aime bien.
Enfin, à la fin, il y a un mot de l'autrice et sur le pouvoir de la presse. Il y a donc un volet documentaire à la fin, avec les sources dument citées ( très apprécié, surtout pour un album qui traite de désinformation). Je vous invite à les lire pour avoir un portrait plus clair de ce pan d'histoire, mais aussi par rapport aux thèmes.
Je conclus donc en disant que j'aime toujours autant ce que la maison Isatis fait avec ses albums destinés aux ados, avec des sujets divers, porteurs et toujours pertinents. L'information, plus que jamais, est primordiale pour s'ouvrir au monde et comprendre ses enjeux, mais elle est menacée par des gens sans scrupules qui y voit une façon de servir leurs intérêts au dépends des droits, de la vérité et de la paix. Je comprend pourquoi l'affaire Dreyfus résiste au temps: Elle nous rappelle bien que nos libertés sont fragiles, que la justice n'est pas acquise à tous, mais également que nous avons un rôle à jouer, en dénonçant ce qui peut l'être et en refusant les discriminations.
Pour un lectorat adolescent, à partir du premier cycle secondaire, 12-15 ans+.
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Créée
le 16 mars 2023
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