Bon. "On s'apercevra peut-être un jour que c'est là mon meilleur livre", qu'elle a dit, Colette. Ça valait bien une immersion échevelée. Qui me laisse vaguement perplexe, quand même. Pour les raisons qui font de Colette mon autrice préférée (je devrais dire mon auteur préféré, tous sexes confondus), ce livre m'a été subtilement antipathique; voilà qui est fâcheux et paradoxal. Ça mérite analyse. Dans Chéri, par exemple, la pénétration psychologique dont fait montre Colette donne au récit une sorte de distance ironique qui le rend drôle, et donne à ses personnages, pourtant hautement caustiques, des caractères attachants. Ils sont snobs, hautains, superficiels et vains, mais on sent bien que c'est pour masquer leurs fragilités, avec un panache parfois pathétique. On s'attache à eux parce que ça n'est jamais dit et qu'on se sent bien futé de l'avoir décelé, en bon lecteur perspicace qu'on est. Tu parles, on doit évidemment tout à l'art de l'écrivaine, il suffit de considérer combien on se plante systématiquement sur nos contemporains dans la vraie vie pour s'en persuader. Mais ici, la fine observatrice de ses contemporains qu'était Colette nous livre ses conclusions sans fard, comme si elle rédigeait un petit traité de psychologie à l'usage des béotiens que nous sommes. Et elle commet l'erreur de nous révéler en même temps les sentiments mitigés qu'elle éprouve pour ses semblables. Si bien qu'on ne sait plus si elle est admirable ou condescendante, et que ce doute trouble tout le reste de la lecture une fois qu'il s'est insinué en nous. La forme romanesque lui permettait de dissimuler son scepticisme sous des formules à l'emporte-pièce qui faisaient mouche, tandis que dans ce petit livre de méditation, on entend parfois l'écho des cancans de salon qui déshonoraient toute une petite société hermétique, habituée à égratigner tout le monde avec une grâce qui oublie de susciter mon admiration. Alors, évidemment, il y a de jolies pages sur la jalousie, disséquée de manière inédite, mais il faut aussi se coltiner les coups de griffe à la limite de la bassesse destinés à un aréopage mondain qu'on est content de ne pas avoir à fréquenter. Bien avant le passage des gender studies, Colette a eu le mérite de ne pas rejeter en bloc ceux qui s'éloignaient de la très stricte norme de son époque, c'est tout à son honneur. On sait quelle exploratrice elle était en la matière elle-même. Mais elle était malgré tout de son temps et ne pouvait guère appeler un chat un chat, si bien que ses réflexions sont codées et laissées à la sagacité de ses contemporains. Sagacité qui m'a parfois fait défaut, faute de références d'époque, forcément, et peut-être aussi d'autres qualités... A vous de tenter le coup, et vous me direz si vous vous en êtes mieux tirés que moi.