J'ai fait comme tout.e.s ceux et celles qui se sont insurgé.e.s dans les critiques sur Le Ravissement de Lol V. Stein : je suis allée lire les autres critiques. Entre les un.e.s qui crient au chef-d'oeuvre en disant que c'est un chef-d'oeuvre parce que c'est un chef-d'oeuvre (cool, merci), et les autres qui crient à la bouse parce que c'est ennuyeux, bon. Alors pourquoi ce livre semble-t-il polariser si fort le public de SC, et surtout pourquoi semble-t-il créer en lui une panne argumentative ?


Duras est déjà, par définition, une écrivaine qui polarise, et pour ma part je considère qu'elle alterne entre les chefs-d'oeuvre et les sombres bouses. Ce qui ne facilite pas la tâche est qu'elle donne souvent des titres très similaires à ses oeuvres (ex. L'Amant, chef-d'oeuvre VS L'Amour, sombre bouse). Son style, minimaliste, fait de phrases simples, de répétitions, faisant souvent l'économie de connecteurs logiques, de ponctuations élaborées, ou de figures de style (voire, faisant l'économie de la clarté, car qui dit dépouillement ne dit pas facilité de compréhension), est tantôt intéressant, tantôt insupportable (on dirait qu'elle essaie de se parodier elle-même, comme nombre d'auteur.trice.s contemporain.e.s qui ne parviennent à créer que des parodies de ses parodies en voulant s'inspirer de son style). Dans Le Ravissement, les premières pages en particulier ont un style vraiment étonnant, à la fois bancal et poétique, à la fois simple et obscur ; puis ça se simplifie, c'est malgré tout assez prenant, assez rythmé, on aura beau dire ce qu'on veut ; en termes de style, on est plutôt sur une bonne fournée durassienne. On a donc le droit de ne pas être trop polarisé.e, sur ce premier point.


C'est sur le contenu que je serais plus réservée. Ce roman parle d'un événement (l'abandon par le fiancé, qui s'en va avec une autre femme sous ses yeux), vécu par le personnage principal (Lol, ou Lola) comme un non-événement. Le drame de cette jeune femme, c'est qu'elle vit sa vie comme si elle y était extérieure, elle ne ressent rien, elle ne fait pas état du vide abyssal qui est en elle, il ne l'interroge pas. Tiens, ça me rappelle quelque chose dans le même genre : bah oui, L'Etranger de Camus, paru en 1942, soit vingt-deux ans avant le roman de Duras... Alors évidemment, ce n'est pas exactement la même chose ; mais c'est une sorte de variation sur l'absurdité, sur la distance au monde, sur le rapport philosophique d'un personnage à la vérité.
Le personnage de Lol est censé être un personnage fou, qu'on ne comprend pas ; c'est pour cela qu'il est capté, enroulé, par l'extérieur, par ce personnage-narrateur qui, pour on ne sait trop quelle raison, tombe fou amoureux de cette fille un peu à l'ouest. Le narrateur tente de s'immiscer dans la tête de Lol, de comprendre ce qui lui est arrivé : sa folie après avoir été quittée par son mec, puis son mariage subit avec un autre, sa vie paisible pendant dix ans et son besoin de renouer avec sa meilleure amie en revenant vivre sur les lieux de sa jeunesse. Le truc c'est que le personnage de Lol, pour distant et étrange qu'il soit, ne me semble pas incarner de manière très convaincante une allégorie de la folie. Qu'est-ce qui ferait qu'elle est folle ? C'est le fait qu'on apprend qu'en fait, elle n'a pas éprouvé de douleur lors du départ de son fiancé ? Ben, c'est pas très grave non ? Ce n'est pas fondamentalement incohérent avec le personnage, puisqu'il a toujours été un peu ailleurs, un peu creux ? Du coup, pourquoi a-t-elle perdu l'esprit pendant des mois, à rester dans sa chambre sans pouvoir articuler des propos cohérents ni marcher ? Parce qu'elle aura réalisé qu'elle n'aimait pas le connard qui s'est barré ? Mais ça n'a aucun sens.
Il n'y a aucune mesure ni aucune subtilité dans les situations qui nous sont présentées. Le fiancé est envoûté par une femme qui débarque dans le bal d'un casino, au point d'abandonner sa fiancée : aucun sens, aucune logique, c'est ridicule, et ridiculement bourgeois. La meuf est folle dans son lit sans aucune raison : aucun sens, c'est ridicule et caricatural. Elle vit sa vie de parfaite femme (plante) d'intérieur bourgeoise pendant dix ans sans se poser de question : c'était (et c'est peut-être toujours) le sort de nombreuses femmes : aucun intérêt, rien de remarquable. Elle veut ensuite renouer avec sa meilleure amie, on ne sait pas trop pourquoi, ce n'est pas par nostalgie, en fait c'est juste une attirance lesbienne sous-jacente qui n'est absolument pas explorée par Duras, ok, ça ne sert à rien. Et là bim on comprend qui est le narrateur, mais jamais on ne comprendra sa fascination pour celle qui est ravie (mais ravie, au sens d'enlevée supposerons-nous, par qui, par quoi ? Elle a toujours été comme ça, il n'y a pas d'événement traumatique ni bouleversant comme le narrateur le tartine lourdement depuis le début du récit...). Enfin si, parce qu'elle est belle ; de toute façon les femmes sont les seuls personnages à avoir une enveloppe physique dans le roman, on aura droit à des tartines, aussi, sur l'apparence de Lol et de Tatiana, deux personnages dont la psychologie est un néant absolu, donc ben on peut au moins décrire les robes, hein, et puis voilà, c'est cool, on est en plein dans le Nouveau Roman mais il ne joue pas selon les mêmes règles pour les hommes et les femmes donc le sexisme à foison, super. En fait Lol, c'est quoi ? Une meuf dont l'intériorité nous est inaccessible, alors qu'elle est inintéressante ; une meuf dont le physique nous est accessible, alors qu'on s'en fout.
Mais en fait quel est le propos du livre ? On voit de riches bourgeois.es déambuler dans leur intérieur bourgeois en invitant des ami.e.s bourgeois.es et en se posant des problèmes bourgeois (oh non, je tombe un peu amoureuse de mon amant ; ouin ouin, je ne suis pas triste quand mon fiancé riche me délaisse ; flûte, ma meilleure amie qui m'a foutu la honte il y a dix ans veut renouer avec moi ; guedin, je dois choisir entre deux belles et riches bourgeoises). On est dans des lieux aux noms faits pour sonner vaguement américain, ce qui les rend d'une fadeur insupportable. On reste désespérément étranger.e.s aux personnages, et en plus, contrairement à chez Camus, il ne se passe rien, le livre ne dit rien. On sort avec la tête un peu grosse de vide et on ne saurait trop dire ce qui s'est passé, car lire le livre a été une expérience neutre, ni agréable, ni vraiment désagréable.


Alors ça pourrait être assez intéressant, cette réflexion sur la distance à soi de l'être humain, sur cette étrangère qui l'est justement, non pas parce qu'elle serait "folle" (mais d'où ?) mais parce qu'elle ne peut être dans l'introspection, parce qu'elle ne pense pas, parce qu'elle agit seulement, comme mue par des instincts (mais lesquels ? on ne le saura jamais). On touche effectivement à l'absurdité de la condition humaine, si l'on ne sait pas pourquoi, ni comment, on est comme on est ; on touche au questionnement philosophique de la vérité qui s'échappe, peut-être en fait parce qu'il n'y a pas de vérité, mais que des manières différentes de vivre les événements, et que la leçon de ce livre c'est qu'on a beau chercher la vérité de Lol V. Stein, ce qui est caché en elle, on ne la trouvera pas, parce qu'il n'y en a pas, il n'y a rien dans ce personnage vide. Wow. Explosion dans le cerveau. Donc, tout ça pour ça ? Moi je veux bien, hein, reconnaître un intérêt philosophique à ce roman qui explore les limites du non-humain (wow, hyper classe), mais ce n'était dans ce cas pas la peine de nous faire attendre une révélation, un truc, alors qu'il n'y a strictement rien, et ce n'était pas la peine non plus de prendre pour point de départ du non-humain un événement romanesque ridicule et gratuit (l'envoûtement et la fugue du fiancé), alors que le non-humain dans le personnage de Lol préexiste à l'événement, événement à propos duquel on finit par nous souffler implicitement "Ah mais non ça en fait, ça servait à rien, lol, donc osef du coup".


Bref, je ne comprends pas ce livre. Je déteste tout ce qu'il représente : la bourgeoisie creuse, abordée comme un sujet et non de manière critique, sans qu'on ait quoi que ce soit à en dire ; l'américanisme gratuit ; le vide psychologique ; les personnages présentés comme de purs corps sans âme ; l'évitement des vrais sujets ; l'amour superficiel, au premier regard, auquel on ne croit pas (rien n'est crédible dans ce livre).
D'un autre côté je n'ai pas détesté la plume ; j'ai été presque tenue en haleine (car je m'attendais à du contenu qui n'est jamais venu : la déception !) et ma curiosité pour le personnage de Lol a été un peu attisée, j'ai bien compris que le but était de donner envie de le comprendre, pour qu'on se rende compte qu'en fait, il n'y a rien à comprendre, c'est une étrangère au sens camusien ; le sujet n'est certes pas nouveau, mais après tout, on n'est pas obligé.e de n'avoir qu'un seul Meursault. Mais alors faire une version bourgeoise, stagnante, fondamentalement vaine et en surface, de L'Etranger, ça, j'avoue que ça me laisse pantoise. Cette prétention à traiter le sujet de la folie quand on ne traite rien d'autre que le vide intersidéral d'une tête de linotte bourgeoise sans sentiments, pantin gracieux d'une société machiste dont la pertinence n'est jamais interrogée : j'en reste coite.


Peut-être que la polarisation tient à la sensibilité romanesque du lectorat : si l'on croit à ces personnages, à leurs sentiments, à leurs déchirements (lol) intérieurs, parce qu'on se laisse attraper par la plume somme toute sensible et intrigante de Duras, mouais, admettons. Mais si l'on n'aime pas la rencontre entre Marc Lévy (j'assume l'anachronisme) et le traitement mou de la psychiatrie, comme ça a été mon cas...
J'ai essayé dans cette critique de dépasser le débat "c'est joli" VS "c'est ennuyeux", en rendant une certaine justice à l'ambition de Duras, tout en expliquant pourquoi ça me fait rire jaune. J'espère que je n'ai vexé personne, et je vous conseille fortement d'aller lire Camus.

Eggdoll
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le 28 déc. 2020

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Eggdoll

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