Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/10/le-regard-de-ken-liu/une-heure-lumiere-hors-serie-2018.html
Critique commune avec Une heure-lumière hors-série 2018.
Les deux derniers titres de l’excellente collection « Une heure-lumière » des Éditions du Bélial’, à savoir Retour sur Titan de Stephen Baxter et Les Attracteurs de Rose Street de Lucius Shepard, ont été accompagnés à leur sortie par un petit bouquin « cadeau », sobrement intitulé Une heure-lumière hors-série 2018, objet d’une sympathique opération promotionnelle : il était offert pour l’achat de deux titres de la collection. J’emploie le passé parce que, même si j’en ai avancé la lecture par rapport à mon programme habituel, j'arrive un peu tard, avec cet article : il y a quelques jours à peine, peu ou prou au moment où je refermais le bouquin dans l’attente d’une future chronique, l’éditeur a annoncé avoir écoulé tous ses exemplaires (le tirage était de 3000)… MAIS, car il y a un mais, cette opération peut toujours avoir lieu chez certains libraires qui disposeraient encore d’exemplaires de ce hors-série – alors à bon entendeur…
Mais qu’y a-t-il donc, dans ce bonus ? Le gros de la pagination est occupé par un catalogue « étendu » de la collection (avec des blurbs bloguesques…). Mais ce qui en fait un cadeau appréciable se situe avant, dans trois textes très différents : une sorte d’ « éditorial » très bifrostien par Olivier Girard, patron du Bélial’ et donc de la collection « Une heure-lumière » en même temps que de la revue Bifrost, et qui fait l’apologie de la nouvelle et de la novella ; une intéressante interview d’Aurélien Police par Erwann Perchoc, qui revient sur la belle identité graphique de la collection et les processus qu’elle implique chez le talentueux illustrateur ; et, surtout, entre les deux, une nouvelle de Ken Liu, « Sept Anniversaires », traduites par Pierre-Paul Durastanti.
Or Ken Liu est un auteur important en UHL : il est le seul à avoir deux titres à son nom dans la collection, à savoir L’Homme qui mit fin à l’histoire et Le Regard – et, en ce qui me concerne, le premier de ces deux livres est tout bonnement le meilleur de toute la collection, qui est de manière générale bonne à très bonne. Seulement voilà : pour quelque raison, et sans doute pour partie parce que je savais qu’il ne me fallait pas m’attendre à une réussite comparable, j’avais laissé le second titre de côté, et il avait pris un peu la poussière… C’était le seul UHL que je n’avais pas encore lu, après avoir chroniqué récemment le Baxter et le Shepard – je me suis donc dit qu’il était bien temps de le faire, et d’associer cette lecture à celle du hors-série, puisqu’il contient lui aussi des vrais morceaux de Ken Liu dedans.
La nouvelle, je m’en occuperai plus loin – commençons par la novella Le Regard (n° 9 de la collection – les fanatiques noteront que le hors-série est numéroté « HS1 »…). Ken Liu joue ici dans une tout autre catégorie que celle de L’Homme qui mit fin à l’histoire : la présente novella est bien moins ambitieuse, et probablement plus divertissante – notamment en ce qu’elle associe à la SF classique de l’auteur des atours de policier, où le hard-boiled serait contaminé par un cyberpunk plus ou moins transhumaniste, avec comme de juste des ambiances à la Blade Runner pour épicer le tout.
Nous sommes à Boston, dans un avenir sans doute très proche. L’un peu trop bien nommée Ruth Law est une ex-flic qui a merdé – pire encore, qui a merdé au point où ses mauvaises décisions ont coûté la vie de sa propre fille… Le profil idéal pour faire un détective privé tourmenté typique du genre ! Mais avec quand même des particularités SF, car Ruth est une femme augmentée, qui n’a pas lésiné sur les implants bioniques de tous ordres – mais, surtout, elle est quasiment en permanence (ce qui n’est vraiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiment pas recommandé) sous l’influence d’un « régulateur », qui a pour objet de tempérer ses réactions émotionnelles pour, notamment, circonvenir l’angoisse et la panique, et garder la tête froide en toutes circonstances (et je peux vous assurer que ce genre de choses me parle énormément…). Ses ex-collègues se méfient du régulateur, car ils trouvent que la machine aplanit leurs intuitions, etc. (oui, bis, j'approuve), mais Ruth sait que le régulateur aurait pu/dû faire la différence au moment fatidique qui a vu toute sa vie voler en éclats… d’où sa véritable addiction à cette mécanique que l’on n’est pas censé employer plus de quelques heures par jour.
Ruth est devenue une privée, donc – et elle est contactée un jour par la mère d’une prostituée assassinée et énucléée. L’affaire a eu lieu dans le « Chinatown » de Boston, la prostituée et sa mère sont d’origine chinoise… Pour la police, tout indique que c’est une affaire « de Chinois », quoi – alors, hein, les gangs, tout ça… Mais la mère n’y croit pas – et, bientôt, Ruth non plus.
Le lecteur, lui, sait déjà que ça n’est pas une affaire de gangs – car la novella alterne entre Ruth et l’assassin, appelé « le Surveillant » ; et si celui-ci a multiplié les meurtres, et a sans doute quelques soucis d’ordre psychiatrique, hein, il n’a pas forcément pour autant le comportement d’un tueur en série – enfin, c’est à débattre, mais il associe à ces meurtres une dimension crapuleuse : que ce soit vrai ou pas, lui-même prétend, et à ses propres yeux, faire tout cela pour l’argent – et il y a dès lors de très bonnes (…) raisons pour qu’il s’en prenne ainsi à des prostituées au profil bien particulier…
Rien que de très classique, globalement. Pour l’essentiel, ça fonctionne plutôt bien – sur le moment en tout cas. Même si Ken Liu n’est sans doute pas totalement à l’aise dans le registre policier, et j’y reviendrai très vite, il sait grosso merdo raconter une histoire, et l’alternance des points de vue, si elle est clichée, fonctionne raisonnablement – du moins est-elle efficace, aussi la novella remplit-elle son objectif prioritaire d’être divertissante.
À y regarder de plus près, ou disons après coup, ça n’est pourtant sans doute pas très glorieux… De fait, l’intrigue repose sur un certain nombre de béquilles : si, pendant la lecture, on peut et sans doute on doit se permettre de, eh bien, fermer les yeux là-dessus pour se laisser emporter par une narration autrement excitante, en y revenant on est vite amené à se dire que tout cela ne tient pas vraiment la route. La clef même de l’intrigue n’est pas crédible, vraiment pas, et le twist à cet égard ne trompe personne – quant à la méthode employée par Ruth pour mettre la main sur le Surveillant, elle a quelque chose de plus qu’improbable qui confine au nanardesque. Mais ça n’est pas si grave – on se prend au jeu…
Côté SF, au-delà des principes généraux exposés plus haut, il y a quelques bonnes idées : si le finale suspendu (…) a à son tour quelque chose de pas-loin-du-nanardesque, d’autres idées sont plus intéressantes – comme celle du « détecteur de mouvements », notamment, même si sa crédibilité est probablement aussi douteuse, et pour des raisons assez similaires, que celle du gros twist de la novella.
Mais le plus intéressant, dans cette novella qui ne s’affiche pourtant pas très ambitieuse, ou en tout cas incomparablement moins que L’Homme qui mit fin à l’histoire, porte bien sur des éléments de fond d’un maniement compliqué : la question de la pertinence des augmentations, de leurs effets éventuellement secondaires, ou, plus abstraitement, de leur impact sur la notion même d’humanité. Le transhumanisme, en employant ce terme un peu grossièrement, comme un passe-partout, suscite bien des débats (dans lesquels je me positionne à titre personnel et pour l’essentiel plutôt du côté des augmentations), mais Ken Liu a l’art de poser les bonnes questions sans imposer ses propres réponses – et, en cela, je suppose que Le Regard est bien l’œuvre de l’auteur de L’Homme qui mit fin à l’histoire. On devine sans trop de peine ce que Ken Liu tend à penser de tout cela, j’imagine, mais son approche n’a rien d’invasif. Ce qui peut toutefois avoir un impact sur la narration : la conclusion de la novella est passablement sèche, elle ne s’embarrasse pas d’un classique épilogue.
Le Regard est un texte mineur – clairement. Cela dit, s’il ne tient pas toujours la route à y regarder de plus près, il constitue sur le moment une lecture agréable et efficace, pas dépourvue de considérations intéressantes sur le transhumanisme, l’idée même d’humanité, les intuitions et les sentiments face à la froide raison et au détachement protecteur. Ce qui n’est pas si mal, hein ?
Maintenant, Ken Liu peut se montrer autrement brillant – et « Sept Anniversaires », la nouvelle « cadeau » du hors-série, en est une éloquente démonstration. Et d’une densité impressionnante, car nous parlons bien cette fois d’une nouvelle, pas d’une novella : une trentaine de pages… qui vont nous projeter dans un très lointain avenir.
Ces « Sept Anniversaires », ce sont ceux de Mia – et ce sont sauf erreur des multiples de 7. Elle a sept ans quand nous la croisons pour la première fois, dans un futur si proche qu’il est peu ou prou présent – la petite fille vit mal le divorce de ses parents, et tout particulièrement les absences de sa mère, en quête d’une « solution technique » au problème d’une Terre qui meurt du fait des conneries des hommes : elle veut croire que cette solution existe, et est prête à se compromettre pour la trouver et la réaliser. Et nous recroiserons Mia à l’âge de 49 ans, puis de 343 ans…
« Sept Anniversaires » est une nouvelle très impressionnante, dont la mécanique permet d’exposer, sur des millénaires et des millénaires, le développement vertigineux (c’est le mot en usage, et il est ici parfait) d’une post-humanité épanouie, et que nos pronostics légitimement pessimistes semblaient reléguer au rang de rêveries sans fondement. La nouvelle a quelque chose de très, très optimiste qui, à vrai dire… surprend. Nous n’y sommes peut-être plus habitués ? Mais, en même temps, cet optimisme… eh bien, n’apparaît pas naïf. Et ce n’est pas le moindre tour de force de cette très bonne nouvelle (si j’ose dire). La densité du texte y participe – son caractère laconique aussi. Le voyage n’en est pas moins saisissant. Comme les blogocopines et copains, je suis très tenté d’associer « Sept Anniversaires » au roman Accelerando de Charles Stross, pour le coup.
Mais l’autre tour de force – et qui pour le coup distingue Ken Liu de Charles Stross et de beaucoup, beaucoup d’autres –, c’est comment la nouvelle parvient à rester « humaine », délibérément. Le très touchant premier chapitre, dès lors, n’est pas à proprement parler une fausse piste, mais bel et bien l’amorce de quelque chose qui se perpétuera jusqu’à la fin, et à bon droit. On relèvera aussi comment l’auteur inscrit dans son récit des thématiques politiques, économiques, écologiques, mais aussi bien philosophiques, parfois très compliquées, et se refuse à y apporter de ces réponses « simples » qui, au risque de me répéter, ont toujours été l’apanage des brutes et des imposteurs : c'est au lecteur de faire ses choix.
Oui, vraiment une excellent nouvelle, pour le coup. Bien meilleure sans doute que Le Regard… même si je conserve une place particulière à L’Homme qui mit fin à l’histoire.
Quoi qu’il en soit, longue vie à « Une heure-lumière » ! Et hâte de lire les prochains titres de la collection : six sont annoncés à la fin du hors-série, et il y a quelques noms étonnants (si c’est le mot), laissant présager que la collection continuera d’évoluer – ce qui est bien la moindre des choses, quand on fête ce genre d’anniversaires.