Au chapitre 22 de la seconde partie, Stendhal imagine un dialogue fictif entre l’auteur et l’éditeur supposé du roman que nous sommes en train de lire. L’auteur prétend hésiter à placer là des pages ouvertement politiques, prétendant que la politique apporte toujours une lourdeur indigeste à un roman (et il n’a pas forcément tort) mais l’éditeur parvient à le convaincre en lui disant que la politique est partout, surtout dans cette France de 1830, et que, dans un tel contexte, parler politique est tout simplement ajouter au réalisme dont se vante l’auteur à plusieurs reprises (ce fameux roman conçu comme un miroir que l’on promènerait le long des routes de France et qui refléterait la réalité).
Ici, comme ailleurs dans Le Rouge et le noir, Stendhal s’amuse. Car dans son roman, tout est politique, et ce dès les premières pages. Même les histoires d’amour, qui ont fait la réputation de ce texte (Julien Sorel et Mme de Rénal, puis Julien Sorel et Mathilde de la Mole) sont affiliées à la politique.
Qu’est-ce que Le Rouge et le noir ? La tentative d’ascension sociale du fils d’un charpentier, venant d’un petit village du Jura, qui veut tutoyer les plus grands personnages de France et se faire une place parmi les puissants. Les histoires d’amour n’ont pas, dans le plan de Julien, un rôle très décisif, et pire : chacune est décrite de façon très ambiguë. Ainsi, Julien doit se convaincre qu’il est amoureux pour faire naître des sentiments envers Mathilde et, aux moments où la jalousie l’étreint, il se rappelle que quelques jours plus tôt il ne ressentait rien pour cette « poupée parisienne ». C ‘est en la devinant amoureuse, en la voyant se jetant dans ses bras, qu’il commence à éprouver des sentiments, et encore bien faibles : la première nuit qu’il passe avec elle le laisse froid. Deux éléments vont pousser ses sentiments vers Mathilde : savoir qu’elle le préfère lui, petit fils de charpentier, aux jeunes hommes issus de la meilleure noblesse qui font la cour à Mathilde depuis des années (et ce même si un contrat de mariage est en train de se négocier), et entendre Mathilde, la fière aristocrate, la fine fleur de la noblesse française, appeler Julien « mon maître ». C’est donc bien une question de classes sociales et de domination qui se joue ici, comme dans tout le roman.
C’est d’ailleurs Julien lui-même qui le clame haut et fort, lors de son procès : alors que son avocat avait ému la foule en faisant le portrait d’un amoureux guidé par ses passions, Sorel fait un dernier monologue où il replace tout dans un contexte politique de ce que l’on n’appelait pas encore la lutte des classes.
Comme dans tout bon roman politique, Le Rouge et le noir insiste énormément sur les lieux où se déroule l’action, et en fait une description pas tant géographique que sociale. Des lieux, il y en a trois : Verrières, petite ville imaginaire du Jura, le séminaire de Besançon, puis Paris, lieu incontournable de tous les ambitieux qui veulent parvenir. Chaque lieu est montré comme le décor de conflits socio-politique qui, selon Stendhal, traversent la France de son temps : conflit entre libéraux et ultra, les premiers cherchant à établir une société plus favorable à la bourgeoisie, avec un système caméra représentatif, là où les seconds souhaitent un retour à la monarchie pré-révolutionnaire, voire à l’absolutisme.
L’autre conflit traverse le monde religieux, opposant les jansénistes d’un côté aux jésuites de l’autre.
Dans ces trois sociétés, Julien ne trouvera jamais sa place et sera toujours en marge. Déjà chez son père charpentier, il est montré comme différent des autres, préférant lire et méditer plutôt que travailler le bois, ayant même appris la Vulgate par coeur. Quand il sera chez les Rénal, il aura un statut indéfini : il ne sera pas un domestique, mais ne fera pas non plus partie de la famille et de ses affiliés. Sa place sociale se définira alors en creux, par ce qu’il n’est pas. Et il en sera de même partout où il se trouvera : ses qualités le feront apprécier, mais sa naissance humble constituera un frein à son acceptation pleine et entière dans la « bonne société ».
C’est pourtant là que se situe l’ambition de Julien Sorel : s’élever socialement, s’extraire de la condition de simple fils de charpentier pour devenir un puissant, voire un héros.
Le problème, c’est que nous sommes dans la France de la Restauration, dans laquelle l’aristocratie retrouve ses droits. L’Empire s’est effondré, Bonaparte est mort, et avec lui toute chance de s’élever socialement par le mérite, et non pas par la naissance. Comme tant d’autres, Julien souffre de la fin de l’Empire, non pas tant par conviction politique que par la possibilité qu’a donné l’aventure bonapartiste de devenir puissant en partant de rien. Désormais les classes sociales sont figées, on ne peut plus s’ennoblir sur le champ de bataille, et c’est la source de la souffrance de Julien.
Affirmer que Julien est un héros est sans aucun doute exagéré. L’ironie de Stendhal, constamment présente tout au long du roman, n’épargne pas son protagoniste. Sorel ne parvenant pas à s’élever par ses mérites, va chercher d’autres moyens, et ses aventures avec des femmes nobles s’inscrivent dans cette optique. Chaque fois, il en revient au même constat : lui, fils de charpentier, est devenu l’amant d’une noble, d’une de Rénal, voire d’une de La Mole. C’est là, finalement, qu’il mènera le combat de l’ascension sociale,, comme un Georges Duroy avant l’heure, et il sera vraiment près de réussir.
L’autre grande force de Julien Sorel, c’est son hypocrisie. Il sait parfaitement se fondre dans des groupes sociaux, en adopter les codes, les langages, en imiter les idées alors que ses propres convictions sont opposées. C’est là que l’ironie de Stendhal joue à fond, mettant en évidence les faux semblants du protagoniste (et des autres personnages également, d’ailleurs).
Le Rouge et le noir est souvent considéré comme un des sommets du réalisme. C’est là que Stendhal emploie la fameuse image d’une littérature comme un miroir que l’auteur promènerait et qui refléterait le monde. Cependant, Le Rouge et le noir est, à mon avis, un roman de l’imaginaire, dans le sens que l’imagination des personnages prend très souvent le pas sur le réalisme. Entre Julien qui se voit comme un héros napoléonien et qui voit le monde comme un lieu d’un combat entre classes sociales où les plus riches font tout pour conserver leur place dominante (et donc l’humilier lui, modeste fils d’un charpentier), et Mathilde qui se voit en Marguerite de Valois prenant la tête de son défunt amant, la réalité est sans cesse recréée par l’imagination des protagonistes, une imagination peuplée par les livres lus (des romans pour Mathilde, Le Mémorial de Sainte-Hélène pour Julien), mais aussi par la mode romantique avec sa passion des voyages et sa vision de la nature comme lieu d’expression des sentiments.
Stendhal pousse loin un travail de mise en abîme littéraire : écrire un roman sur des personnages qui agissent comme des héros de romans. Julien, pour séduire une fille, cite par coeurs des passages entiers de la Nouvelle Héloïse de Rousseau. Mathilde se comporte comme un personnage de Mme de La Fayette. Les citations littéraires peuplent les dialogues et les envahissent les pensées des personnages.
Cette réflexion sur le pouvoir de l’imagination et la puissance de l’art situe Le Rouge et le noir comme une préfiguration de La Recherche du temps perdu, de Proust. Le roman de Stendhal se place à la fois comme héritier d’une tradition littéraire (et en est un peu trop conscient peut-être, du moins il l’affirme peut-être un peu trop fort) et comme un roman précurseur.