Le Scribe
7.1
Le Scribe

livre de Célia Houdart (2020)

Une merveilleuse alchimie romanesque, en correspondances entre Paris et Calcutta.

Les yeux du douanier restèrent un moment fixés sur les lignes du passeport qui n’étaient pas écrites en anglais. Il avait pourtant déjà eu, à plusieurs reprises, l’occasion de contrôler l’identité de passagers en provenance de New Delhi, Bombay ou Calcutta. Mais cette fois encore le hindi, sans majuscules, avec ses ligatures et ce trait horizontal supérieur qui liait les caractères entre eux, le fascinait. Il regarda ensuite le jeune homme aux cils foncés qui se tenait immobile devant lui et qui avait, à un mois près, l’âge exact de son fils. Il chercha à retrouver dans les yeux de ce jeune Indien, dans le battement de ses longs cils, au fond de ses pupilles noires dilatées légèrement éblouies par les néons de l’aéroport, quelque chose du rythme de cette écriture et de son histoire.


« Écrire ce n’est pas raconter des histoires. C’est raconter tout à la fois. » Ces mots de Marguerite Duras semblent coller à l’art romanesque de Célia Houdart, qui saisit ici une tranche de vie de Chandra Roy et de ses proches, le fils d’une famille brahmane aisée de Calcutta, brillant étudiant-chercheur en mathématiques venu étudier à Paris. Par l’intermédiaire de l’Institut Henri-Poincaré qui l’accueille, Chandra trouve un logement chez un couple âgé dans l’île Saint-Louis, dans l’enceinte de la Bibliothèque Polonaise sur les bords de la Seine.


Le personnage central du Scribe, apprend à déchiffrer Paris, du quartier latin aux rives du fleuve, arpenteur attentif aux détails et aux traces ; le récit progresse en va-et-vient, entre la découverte de la capitale française par Chandra et la vie de sa famille restée à Calcutta. En conversant sur Skype et par le croisement des récits, personnages et paysages de deux mondes français et indien se relient et se superposent. À travers la découverte des lieux parisiens par Chandra, Célia Houdart nous adresse un questionnement subtil sur la manière poreuse et invisible dont on acquiert une familiarité avec une ville étrangère.


Quand il se rendait à l’Institut Henri-Poincaré, Chandra avait pris l’habitude d’emprunter le quai de Béthune, qui descendait puis remontait en pente douce. De là il pouvait voir les aménagements de Seine et le reflet des péniches aux hublots cernés de cuivre amarrées port de la Tournelle. Sur le quai, le revêtement du parapet était abîmé, raccommodé, reprisé comme un vieux manteau fatigué auquel on avait dû adjoindre des pièces, en l’occurrence des rubans de ciment. Dans les anfractuosités poussaient de minuscules plantes ou des mousses dont s’élevaient des tiges très fines, surmontées de petites graines que Chandra avait envie de toucher. C’était un jardin miniature sur un sol étrange. Une lune fertile. À un endroit, Chandra crut reconnaître ce jour-là des entailles dont les traits, mis bout à bout, formaient comme des grilles ouvertes ou des lettres en majuscule.


Douée d’un extraordinaire sens de l’observation qu’elle applique aux humains et aux choses, Célia Houdart semble écrire avec les yeux autant qu’avec le corps, marquant la lectrice et le lecteur de sa voix singulière depuis la parution des Merveilles du monde chez POL en 2007. Les parents, les sœurs et la grand-mère si présente de Chandra, ses logeurs excentriques, ses camarades d’étude de tous les continents, tous les personnages du Scribe apparaissent dotés d’une grande épaisseur sensible dans ce roman placé sous le signe de Marguerite Duras et de Satyajit Ray.


La veille de son départ, Indir, la grand-mère maternelle de Chandra, lui avait offert une photographie de son arrière-grand-père jeune homme, à l’époque où il était champion de cricket. On le voyait avec sa longue barbe taillée en pointe, vêtu d’un costume de lin blanc et coiffé d’un élégant chapeau de paille à ruban noir – la tenue de compétition de l’époque -, qui posait, légèrement penché, appuyé sur une batte en bois de saule dont il montrait le côté plat, en l’orientant vers l’objectif. Indir avait toujours dit à Chandra qu’il aurait beaucoup aimé son arrière-grand-père. Joueur de cricket mais surtout imprimeur plein d’idées, qui avait soutenu des éditeurs et des dessinateurs de revues satiriques proches du Nonsense Club de Sukumar Ray, le père du cinéaste Satyajit Ray. Arrière-grand-père sur les pas duquel Chandra avait bel et bien le sentiment de marcher, puisque c’était le seul dans la famille à être parti faire ses études, un siècle plus tôt, en Europe, à la London Council School et à la Municipal School of Technology de Manchester, pour apprendre la photographie et la lithogravure.


Dans Partir, Calcutta (Verdier, 2014), Dominique Sigaud, se perdant dans les somptueux palais en ruines de la ville de Calcutta, semblait écrire en symbiose avec cette ville et avec son fleuve. Célia Houdart, plus indirectement, évoque avec la famille moderne de Chandra une Inde elle aussi loin des lieux communs, saisissant la palette sensorielle qui assaille – les nuées d’échoppes et les marchands ambulants de Calcutta, les costumes des vendeurs du grand marché aux fleurs –, la cohabitation de l’hyper-modernité et du délabrement, de l’industrie et de l’artisanat dans la capitale du Bengale-Occidental.


En exergue à ce neuvième livre, paru en mai 2020 aux éditions POL, cette citation de Marguerite Duras (India Song, 1973) – Pendant la mousson, l’humidité est telle que les pianos se désaccordent en une nuit – focalise l’attention autour de l’élément liquide, central dans l’atmosphère du livre, entre Seine et fleuve Hooghly. Les souvenirs et tout ce qui s’inscrit sur les bords de l’eau irriguent avec délicatesse les fictions de Célia Houdart. On se souvient qu’Igor, personnage central des Merveilles du monde vivait sur les bords du lac Léman à Genève, que les fenêtres de la maison de Gil, le pianiste, offraient un beau point de vue sur la Seine et du plaisir de la nage des personnages de Tout un monde lointain. Logé par un couple excentrique dans l’île Saint-Louis, Chandra se promène sur les quais du fleuve parisien, semblables à des livres ouverts, découvrant grâce à son logeur les Inscriptions que l’écrivain graphomane Nicolas Restif de la Bretonne y gravât au XVIIIème siècle.


Documenté avec beaucoup de finesse, Le Scribe se révèle beaucoup plus ample que la simple histoire d’un jeune mathématicien et de ses proches. Célia Houdart saisit la cohabitation de la beauté et de la violence du monde en ces deux points – à la manière d’un Patrick Modiano qui serait plus hanté par les menaces du présent que par les fantômes du passé -, l’inquiétude environnementale (l’accident chimique de l’usine Union Carbide à Bhopal, la pollution de Calcutta), le sexisme et les violences faites aux femmes, les violences policières, la montée des nationalismes et la compétition féroce et mafieuse qui règne dans le secteur du traitement de l’eau, et dont est victime Manoj, le père de Chandra.


Assis en tailleur pour travailler, son ordinateur ou un cahier calé sur ses cuisses, Chandra ressemble au Scribe accroupi du musée du Louvre, comme le remarque son amie Margot, étudiante en littérature. Au cœur de ce roman, l’attitude de cette statue qui pose un regard sur le monde puis se penche pour écrire semble esquisser un portrait du merveilleux art romanesque de Célia Houdart, érudit et habité des palpitations du monde.


Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog de la librairie Charybde : https://charybde2.wordpress.com/2020/05/25/note-de-lecture-le-scribe-celia-houdart/

MarianneL
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le 25 mai 2020

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