Le Solitaire
7.6
Le Solitaire

livre de Eugène Ionesco (1973)

Vie minuscule (pour paraphraser Pierre Michon)

Il est incompréhensible que l’unique roman de Ionesco n’ait pas figuré d’emblée au panthéon des plus grandes œuvres. Né le 26 novembre 1909, en Roumanie, l’immense dramaturge a soixante-quatre ans lorsque paraît, en 1973, son roman «Le Solitaire ». Il vivra encore une vingtaine d’années. Toutefois, les pièces qui lui ont valu une reconnaissance internationale sont déjà sorties, de « La Cantatrice chauve » (1950), « La Leçon » (1951), « Les Chaises » (1952) au sublime « Le Roi se meurt » (1962), en passant par « Rhinocéros » (1959). C’est donc en voyant approcher le terme d’une vie exceptionnellement accomplie qu’il se lance dans la rédaction paradoxale de ce roman qui met en scène un héros obscur, modeste employé prématurément retraité, et irrémédiablement « solitaire », bien que pris dans une constante et perplexe observation de ses contemporains : « Il y en avait du monde dans ce monde, tant de visages différents et tant de pensées vraisemblablement identiques. Ou à peu près » (p. 46). Ou encore :
« N’importe quoi est passionnant, amusant, curieux, dramatique, insolite, mystérieux. [...] Regarder des gens qui regardent » (p. 82).


Les phrases, simples dans leur lexique, dépouillées dans leur construction, arrêtent constamment, tant elles sont nombreuses à se détacher comme des citations. Des jeux d’échos se mettent rapidement en place, affirmant la filiation avec le théâtre de l’absurde, qu’il s’agisse de celui de l’auteur ou de celui d’un autre illustre expatrié, Beckett :
« Nous reprîmes du café, plusieurs cafés, plusieurs pousse-café, il s’en alla, je m’en allai » (p. 17). Un absurde qui peut aussi surgir d’une rupture thématique apparente, mais sans aucun changement de ton, d’où un effet de sens par ricochet plutôt inquiétant : « ‘- Oui, dit-elle, ceux de l’intérieur ont tiré sur ceux de l’extérieur et ceux de l’extérieur sur nos clients. Nous avons du museau vinaigrette’ » (p. 174).


Un absurde qui n’interdit pas de tenter de penser le monde, bien au contraire, même si cette tentative de pensée présente tous les risques de tourner court : «Je ne suis jamais revenu de mon étonnement initial face au monde, étonnement et interrogation qui ne peuvent avoir de réponse » (p. 76) ; ou encore :
« Je me rendis compte que je pensais trop, moi qui m’étais promis de ne pas penser du tout, ce qui est bien plus sage puisque, de toute façon, personne n’y entend rien » (p. 39). Mais qu’importe, la pensée a le droit de s’acharner : « C’est inconcevable de ne pas pouvoir concevoir l’inconcevable » (p. 75). Tant il est vrai qu’elle est à peu près la seule arme réelle, plaçant de ce fait le héros dans une position intellectuellement royale : « [...] le commentaire ne m’intéresse pas. C’est moi le commentateur des événements » (p. 89).


Positionnement altier qui n’interdit pas un ancrage dans le quotidien et un questionnement sur les opérations les plus humbles : « J’aime bien m’évader dans le sommeil. [...] M’évader de quoi ? C’est toujours moi le rêveur » (p. 74). Plus prosaïque, et retrouvant, au passage, l’absurde :
« Je m’astreignais tous les jours à aller jusqu’à la salle de bains, faire ma toilette, me raser. Cependant je ne me rasais pas quand le ciel était couvert » (p. 188). Plus minuscule, mais aménageant ce minuscule : « A l’intérieur de la grande prison universelle, je m’étais fait une prison plus petite, sur mesure. Je m’étais fait un coin où je pouvais vivre » (p. 188). Quand l’expérience du minuscule, toutefois, n’aboutit pas à des traversées de dépersonnalisation : « D’où étais-je ? Qui était qui ? [...] Ne pas être chez soi. Ne pas avoir un chez soi. Ne pas avoir un soi. Remuer les mains et les regarder » (p. 121) ; ou bien : « L’ennui paralyse ou ne vous fait faire que des actions destructrices ou vous met dans un état voisin de la mort. [...] Absolument insupportable. [...] Un mort qui ne serait pas mort, un vivant qui ne serait plus vivant » (p. 89-90). Mais le rien peut se réouvrir : « Regarder le monde avec le point de vue d’un mort, si cela était possible. C’est une féérie. C’est mirifique. Et puis les choses prennent une importance si grande, une signification si évidente ! » (p. 103).


Tout naturellement, la réflexion s’élargit et embrasse tout le questionnement autour de ce que c’est qu’être vivant, dans le côtoiement incontournable de la mort : « Que de regrets doit avoir l’homme qui s’en va quand il s’aperçoit que tout fut miracle, les moindres des choses, l’odeur du café le matin, une querelle drôle [...] » (p. 103). Du désespoir à l’émerveillement : « Moi je ne peux vivre qu’en état de grâce. Qui vit en état de grâce ? Ne pas vivre en état de grâce pourtant est inadmissible » (p. 111). Mais un désespoir tenace, par ailleurs, et qui sait aussi résister, même à ce qui est souvent censé le dissoudre : « On a cultivé le désespoir, on en a fait de la littérature, des œuvres d’art. Cela ne m’aide pas. C’est de la culture, de la culture. Tant mieux pour vous si la culture a pu conjurer le drame de l’homme, la tragédie » (p. 114). Un désespoir inconsolable : « La joie, c’est de s’apercevoir tout d’un coup, d’une façon qu’on pourrait appeler surnaturelle, que le monde est là et que l’on est dans le monde, que l’on existe, que j’existe. À présent, tout semblait prouver l’inexistence des choses et ma propre inexistence » (p. 121-122).


Un état de malaise existentiel que l’on a pu rapprocher des vertiges pascaliens : « Je ne pouvais plus supporter ce que j’appelais la nausée de la finitude et la nausée de l’infini » (p. 58). Mais ici, point de Dieu : « Moi, je vivais dans la catastrophe, indépendamment de ce qui se passait à l’extérieur. Ou plutôt ce qui se passait au-dehors, cela se passait en moi. L’extérieur commençait à refléter l’intérieur. Ou vice versa » (p. 156). Un vide qui envahit tout : « Mon appartement était un désert, aussi vaste que le monde » (p. 147).


Rien ne résiste, en effet, au vide de ces cieux désertés. Le temps lui-même, et le rapport au passé, révèle ses failles et ses abîmes : « [...] ce que j’avais vécu avait-il été vrai ou imaginaire ? Cela n’existe plus. Cela n’a peut-être pas existé. Comment m’assurer que les souvenirs n’étaient pas des rêves, des fantasmes ? » (p. 145). Et, dans une formule radicalement synthétique : « Le passé est une mort sans cadavre » (p. 146). Car « Qu’est-ce que le temps ? Le fournisseur du néant » (p.147). Même si les rouages du temps peuvent parfois se désolidariser, ils finissent par se resynchroniser redoutablement : « Le monde a rajeuni, me dis-je, moi, j’ai vieilli. Ils vieilliront aussi » (p. 193-4).


Un pessimisme qui englobe le politique et les mirages idéologiques révolutionnaires. Là encore, la formule peut se faire d’une radicalité assassine, en prenant presque les allures d’un faux syllogisme : « [...] les périodes révolutionnaires où tout le monde s’entre-tue tout en disant que c’est pour permettre aux gens de vivre, de vivre mieux » (p. 39). Ou alors un doute existentiel regagne du terrain : « On s’entre-tue dans les guerres et les révolutions. On se fait tuer. On se tue dans l’autre. Ou peut-être on essaie de tuer la mort » (p. 157-8).


Tant de noirceur et de scepticisme ne barrent pas radicalement la route à quelques éclats de bonheur : « Je bus le verre d’un trait et c’est comme si le soleil était entré aussi en moi-même. Il peut y en avoir, de la joie, quand on reste à l’écart et que l’on ne fait que regarder » (p. 47). Ce bonheur peut même devenir, brièvement, amoureux : « Elle m’embrassa. C’est moi qui aurais dû avoir l’initiative, pensais-je. Mais ce fut si doux. Et cela me semblait si vrai, si réel » (p. 133). Inauguration d’un bonheur de plus en plus relatif et qui s’étirera sur à peine dix pages, jusqu’à la page 142, mais qui connaîtra de belles pointes d’intensité : « Parfois je me demandais si nous n’étions pas, elle et moi, le fondement d’un nouveau monde. Un monde rétabli. Un monde sans trou ni crevasse. Un monde sûr et que Dieu aurait réussi » (p. 135). Mais bien vite, le doute : « Mais je n’étais pas sûr que nous fussions, elle et moi, une nouvelle Eve, un nouvel Adam. Et quelle tâche ! Cela me faisait penser que je serais comme un nouvel Atlas. Et cela pendant des siècles et des siècles. L’idée d’engendrer Caïn me donnait la panique. Quelle idée sotte, me disais-je dans mes mauvais moments, de vouloir tout recommencer, juste au moment où nous sommes vers la fin et où il est si facile de finir » (p. 137-8).


La fin, en effet, se trouve à tous les coins de rue, toujours prête à s’abattre, et Ionesco n’en minore pas la catastrophe : « Chacun est à la fois unique et tout le monde, chacun est l’universel. [...] chacun entraîne dans sa mort l’univers entier qui s’écroule » (p. 118). La mort, en tant que pensée constante, et qui peut biaiser le regard jusqu’à le rendre fou : « [...] les autres clients du restaurant [...] s’asseyaient, croyaient avoir l’air dégagé.
- Vous ne voyez pas, dis-je, ils sont tous enfermés dans des cercueils transparents.
[...] - Taisez-vous. On va vous enfermer.
[...] - Enfermé, je le suis déjà. Comme tout le monde. À la fois enfermé et trop ouvert. Le cristal est invisible » (p. 126). D’où quelques regains d’énergie pour une attaque virulente : « Vous ne pensez pas que les médecins sont malades ? Nous savons qu’on n’en a que pour un bout de temps, que nous allons tous mourir et ils vous disent que vous êtes fou si vous pensez à la mort et si vous avez des angoisses. C’est eux que l’on devrait enfermer » (p. 125-6). Même si le tragique peut aussi se faire plus discret : « On peut aussi sombrer sans bruit et dans la tranquillité, la désagrégation peut être moins brutale. Enfin, on choisit ce qu’on choisit » (p. 127). De fait, la trajectoire du héros s’achève dans une sorte d’épiphanie, par un matin de printemps. Des symboles bibliques sont convoqués : l’Échelle de Jacob, le Buisson Ardent. Puis
« Cela s’éloigna, sembla fondre. L’échelle disparut, puis le buisson, puis les arbres. Puis les colonnes avec l’arc triomphal. Quelque chose de cette lumière qui m’avait pénétré resta.
Je pris cela pour un signe » (p. 208).


Un texte sublime, à la fois sensible, sociétal, politique et métaphysique, dans lequel on progresse à tout petits pas, tant chaque page, chaque demi-page est d’une richesse que l’on a envie de laisser résonner en soi.

AnneSchneider
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le 27 juin 2020

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