Réhabilitons les sorcières !
C'est le cœur léger, l'humeur badine et l'esprit préparé à un nouveau voyage extraordinaire que je me suis plongé dans le dernier roman de Juan Miguel Aguilera intitulé « Le Sommeil de la raison ». Somme de culture et roman initiatique sur cette époque si particulière qui vit la naissance du courant de pensée qu'on appelle aujourd'hui l'humanisme, l'auteur enrichit son récit de personnages illustres tels Erasme, Copernic, Charles Quint ainsi que le moins connu – pour les francophones – Luis Vives dont il fait un de ses héros.
Luis Vives, en cette année 1516, en est encore aux balbutiements dans l'écriture de sa maîtresse-œuvre : le « Traité de l'âme ». Toute en poursuivant sa quête de l'âme, il va, vu sa grande érudition et le soutien que lui apporte Erasme, se voir proposer un poste de précepteur du jeune cardinal Guillaume de Croÿ qui n'est autre que le neveu d'un des conseillers les plus influent et les plus redoutable de l'empereur Charles Quint. Dans cette partie du texte, nous retrouvons toute la passion de JuanMi pour l'histoire. Certes, il y a l'histoire officielle à laquelle il ne déroge que très peu. Mais celle qui se construit dans les discussions informelles, dans les vides de l'officielle, ou dans le secret d'une alcôve, cette histoire-là est assurément celle où il sait le mieux recréer une atmosphère criante de vérité. Les premiers passages traitant de Luis Vives n'ont rien à envier aux écrits qu'on pourrait attendre d'un historien. Ce sont des passages où la raison guide les actes et les pensées. Nous sommes dans une littérature historique d'excellente facture où il n'est pas encore question de fantasy historique, genre dont JuanMi est reconnu comme étant un des grands promoteurs aux côtés d'auteurs prestigieux comme Valerio Evangelisti en Italie ou Pierre Bordage en France avec son cycle de l'Enjomineur.
Cet aspect fantasy nous le retrouvons plutôt avec l'autre héroïne du roman. Elle se prénomme Céleste et exerce l'art exigeant - et risqué en ces temps obscurantistes – de sorcière. Nous assistons d'abord à la fin de son initiation. JuanMi profite de cette occasion pour démystifier bien des mauvais procès faits à ces femmes qui n'avaient, pour la plupart, qu'une énorme envie de vivre alors que le carcan judéo-chrétien de l'époque ne leur accordait guère qu'un rôle de reproductrices et de captives domestiques. Lors de ce qu'on appellerait un sabbat, elle apprend que son destin ne se réalisera qu'au travers d'une quête : retrouver un mystérieux alchimiste.
Je ne peux bouder mon plaisir plus longtemps et vous donner quelques indices sur cet homme. Il est l'auteur d'un triptyque qui s'appelle « Le jardin des délices » et qu'on peut voir au musée du Prado de Madrid. On le qualifie volontiers de cauchemardesque tant les personnages peuvent nous paraître parfois obscènes tant dans leurs formes et que dans leurs postures, mais telle était la vision de son auteur. Encore de nos jours considérée comme une énigme, l'œuvre est composée de trois panneaux intitulés « La création », « Le tentateur » et « L'enfer ». Mais là n'est pas le plus passionnant et c'est JuanMi qui l'a précisé également dans ce roman. Ce que peu de gens voient, c'est le triptyque fermé. A ce moment-là, le visiteur voit le monde avant le monde, avant toute création, nous sommes le troisième jour de la Genèse et l'œuvre est peinte en noir et en nuances de gris. Je me suis rappelé alors, lors de la lecture de ce passage, de la description si précise et émouvante que JuanMi m'en avait faite lors de notre dernière rencontre. Un bon souvenir.
Par hasard – mais existe-t-il vraiment ? – les routes de la raison que suit Luis Vives et celles de la passion pour Céleste la sorcière vont se retrouver inextricablement entremêlées et vont nous donner l'occasion de suivre les héros dans un de ces voyages merveilleux auxquels JuanMi nous a déjà habitué lors de ses deux romans précédents de fantasy intitulés respectivement « La folie de Dieu » et « Rihla ». C'est en effet lors du voyage de la flotte qui amène le jeune Charles Quint pour la première fois en Espagne que l'intrigue va prendre de l'ampleur et, en chemin, la vérité va peu à peu apparaître comme par transparence au travers des choses et des êtres. Une chose est sûre : le jeune empire est en danger et l'empereur court de graves périls.
Le style est toujours aussi vif, le récit toujours aussi convaincant et il ne fait aucun doute que cette œuvre qui, à l'heure où j'écris ces quelques lignes, n'a pas encore été récompensée par un prix majeur, ne saurait rester simplement le troisième roman de fantasy du génial Juan Miguel Aguilera. Elle pourrait très certainement devenir un classique, un passage obligé du renouveau dans ce genre si particulier qu'est la fantasy et qui commence à s'essouffler à force de fées, de guerriers, de dragons et de je-ne-sais quels mages « copyrigthé » directement des œuvres de Tolkien ou de Howard.
Pour conclure, j'affirme qu'on ne peut vraiment se faire une idée de ce qu'est la fantasy, et plus particulièrement de celle qui revêt des oripeaux de l'histoire, qu'en lisant un roman de Juan Miguel Aguilera. Si nous faisons abstraction de « Rihla » qui me semble un peu trop hermétique pour une première découverte du genre, je ne peux que vous recommander vivement la lecture de « La folie de Dieu » et de « Le Sommeil de la raison ».
J'ajouterais même que, pour se faire une idée, certes partielle, de l'ambiance qu'on peut retrouver dans son œuvre, il faut s'imprégner des deux citations suivantes qui engendrèrent ces deux grands textes ; la première est du tarsiote et énonce que « La folie de Dieu est plus sage que les hommes et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes » ; la seconde est de Goya et il l'énonce dans une de ses eaux-fortes : « Le sommeil de raison engendre des monstres ». Derrière ces mots, il n'est pas d'énigmes, juste la possibilité pour un imaginaire fertile de mettre en écriture de superbes romans auxquels un auteur d'exception a su donner vie.
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