Le Sopha
6.6
Le Sopha

livre de Crébillon fils (1742)

Le plagiat par anticipation : une épopée flaubertienne de l'hypocrisie libertine

J'aime bien les titres pédants, ne me jetez pas la pierre.

Conte orientalisant qui inspira sans doute Diderot pour ses Bijoux indiscrets, Le Sopha est somme toute une fantaisie libertine très classique, qui se sert d'une situation de départ mythico-mystique comme prétexte à la broderie piquante sur les travers de la société du XVIIIe. Ainsi, Un jeune homme nommé Amanzéi, adepte de la religion de Brama (Brahmâ si on veut l'écrire correctement), se souvient d'une des anciennes vies de son âme, puisque sa religion a pour précepte la métempsychose... Et une de ses anciennes vies, c'est celle de sopha, en punition d'un passé de débauche. Quel coquin ce Brama ! Punir le libertinage par l'encouragement du libertinage... Mais innocent libertinage s'il vous plaît, puisque pour être délivrée de sa condition de sopha, l'âme d'Amanzéi doit assister à la perte de la virginité de deux innocents tourtereaux. En d'autres termes, le sopha dans lequel se loge l'âme migrante (parce qu'elle peut choisir son sopha, c'est déjà pas mal) de notre narrateur doit être le support d'une copulation virginale. Comme c'est charmant.
Bref, on voit d'ici le déroulement du roman : Amanzéi fait le récit de beaucoup des liaisons auxquelles il a assisté (pas de toutes, dit-il, sinon ce serait interminable...) avant de terminer par celle qui le délivrera de sa malédiction. La légitimation du voyeurisme, c'est en soi un thème intéressant et gentiment scandaleux pour le lecteur contemporain, qui est on ne peut plus mis en évidence ici.
Mais d'autres éléments sont intéressants dans cette oeuvre qui semble bien légère de par son argument :
- Réflexion sur la légitimité du pouvoir : notre héros, qui est au moment de son récit un homme, évidemment, est plus précisément un courtisan du sultan, lequel est brossé dès le début par Crébillon d'une manière peu avantageuse. Et notre courtisan fait son récit au sultan, ainsi qu'à la sultane favorite. Les réactions du sultan interviennent et confirment tout le mal que l'on pense de sa Majesté : il est idiot, borné, égoïste, coucheur, incapable d'expliquer son point de vue, affreusement phallocrate, impatient, ennemi de la culture et de la subtilité, inconstant, et faible. Il écoute le récit de son courtisan avec, avouons-le, une certaine tolérance ; mais il se fait vertement rabrouer par la sultane, qui malgré son aigreur est encore avec le narrateur le personnage le plus intelligent de l'histoire. Bref, réflexion sur la légitimité du pouvoir qui repose entre les mains de l'homme le plus incapable qui soit. Parodie intemporelle du monarque stupide, qui parle encore terriblement aux exégètes du pouvoir que nous sommes, car il est de bon ton de railler la bêtise fantasmée ou réelle des personnalités politiques.
- Réflexion sur la religion et la tolérance : le sultan est de confession musulmane, et on peut imaginer que par conséquent, le royaume l'est également. Le sultan musulman est idiot ; le narrateur-héros hindouïste est intelligent, réfléchi, il "prouve" sa religion par l'expérience... Et il est accepté par le sultan ! Lequel nous fait une de ses plus belles démonstrations de bêtise : "Je ne dois pas le croire parce que même s'il a raison, je suis musulman, et je dois me fier à l'islam à tout prix" (citation totalement approximative). Belle démonstration de la pluralité des croyances, de son acceptation (même pour de mauvaises raisons), et parodie évidente de l'étroitesse dogmatique des religions monothéistes étatiques (on pensera fatalement au jésuitisme catholique, etc etc).
- Etude "Bouvard et Pécuchet" staïle de l'hypocrisie d'une société : avant l'épopée de la bêtise, nous avons celle de l'hypocrisie... D'ailleurs le titre de ma critique fait une sorte de simplification qui serait en soi un passionnant sujet de réflexion, mais passons. Il ne s'agit pas tant de critiquer le libertinage que l'hypocrisie qui est absolument, indéniablement le quotidien de l'aristocratie et de tous ceux qui prétendent fricoter avec la cour et sauver les apparences en s'en mettant plein les poches (ou plein autre chose, si vous voyez ce que je veux dire, mais je ne serai pas vulgaire, ce n'est tellement pas moi, je préfère les périphrases dix-huitiémistes).
Problème : et vas-y que je te tartine de scènes interminables de séduction, qui consistent en résumé dans un dialogue (il faut imaginer les actes qui accompagnent ces scènes d'un comique avéré) que je vais vous rejouer en exclusivité. Attention les yeux, ceci est l'archétype ultime de la romance XVIIIe :

-Monsieur de Machin : Je vous aime !
-Madame de Chose : Je ne serai jamais à vous, ma pudeur, ma vertu !
-Si !
-Non !
-Si !
-Bon... peut-être...
-Je vous aime !
-Jamais !
[Insérer ici une scène de violence à moitié consentie de Monsieur sur Madame. Ndlr : ce passage obligé et éternellement répété pose la question de la culture du viol et du sexisme. Rien que ça. Postulat : la femme est en chaleur, donc elle est consentante et résiste seulement pour les bienséances, donc au final elle n'attend que ça, la s*****.]
-Madame de Chose : Raaaaah.... Nooooon... Ouiiii....
-Monsieur de Machin : ... [il a cessé de parler, il agit]
-Non ! [pendant et après]
-Non mais je vous aime ! [après]
-Bon OKAY mais je m'en veux à mort j'ai totalement perdu la tête ohlala... On recommence ?

Voilà. Si vous avez trouvé ça long, vous n'avez RIEN vu. Car un lieu est privilégié dans l'oeuvre, avec trois acteurs qui forment un trio à la fois passionnant et pathétique, et leurs entrevues prennent environ la moitié du bouquin. C'est franchement rébarbatif. Pourtant, une chose est originale : c'est que ces personnages, la femme du trio en particulier, se croient de bonne foi. Ils sont tellement imbus d'eux-mêmes et bêtes qu'ils ne se rendent pas compte de leur libertinage et se prennent pour les personnes les plus estimables de la cour. Les moins débauchés font payer à la plus débauchée leur débauche en la débauchant. (Ne pas chercher de logique, ne pas chercher de logique.) Et en l'humiliant en la mettant face à sa propre débauche, concrètement. Bref, les deux amants lui disent : "T'as vu on est moins débauchés que toi parce que nous ne sommes que des exemples de ta débauche que nous avons largement provoquée même si tu n'attendais que ça." Nous n'allons pas tenter de déterminer qui est le plus méritant, mais chacun de ces personnages est détestable. Surtout celle qui s'offusque qu'on lui parle honnêtement, et qui abandonne toute dignité en cédant quand même. Grosses, grosses ficelles, car rien n'est surprenant dans ce roman. On connaît non seulement le dénouement, mais aussi le déroulement. Personnages mus par la lubricité, le plaisir égotiste de l'humiliation de l'autre sexe, et l'argent. Joli tableau d'une société qui n'abusera personne : impossible de ne pas voir derrière les prénoms orientaux une caricature (tellement tangible !) de la noblesse du XVIIIe.
Oeuvre qui incarne parfaitement la dégradation ontologique du sentiment dans le libertinage (ou comment caser son titre de mémoire incognito, chapeau moi-même), vue dans sa dimension la plus négative ici. Ces personnages sont appréciés du sultan idiot et justement blâmés par le narrateur et la sultane - malgré leur intérêt certain par leur inscription dans un phénomène sociétal si vaste qu'il fait presque tout le sujet romanesque d'un siècle. Donc c'est effectivement éminemment intéressant, mais aussi totalement barbant et prévisible.

Je résume : voyeurisme du sopha humain d'un autre temps et d'un autre lieu + évaluations mécaniques d'ego qui se soldent par du sexe = épopée de l'hypocrisie sentimentale d'une époque obsédée par le plaisir privé et l'apparence publique. Diablement efficace, précis, soucieux de rester au plus près de la réalité en n'épargnant personne, avec une malignité tranchante.... Mais follement ennuyeux. La situation initiale est heureusement assez drôle pour qu'on se donne la peine de tout lire, et l'écriture de Crébillon est un pur délice, un monument de subtilité et de décortiquage sociologique... Mais ce n'est pas assez pour faire oublier la longueur de l'énumération et de la description, et cette culture qui joue sur les préjugés les plus abominables tout en les maintenant. L'important, c'est la méthode et les pistes de réflexion ; le résultat, malheureusement, pèche toujours un peu avec ce genre d'intentions littéraires, ainsi dans Les Bijoux indiscrets et dans Bouvard et Pécuchet (cf. mes critiques de ces oeuvres).

A lire pour les amoureux du libertinage comme moi. Sinon, contentez-vous de grignoter.
Eggdoll

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