Lorsqu’un professeur énonce à ses étudiants le nom d’« Alfred Jarry », la salle entière vibre au son d’une uniforme réponse : « Ubu Roi ! ». Mais cette apparente vérité générale est parfois rendue fausse par quelques dissidents littéraires qui s’écrient : « Le Sûrmale ! » Derrière ce cri qui paraît, au premier abord, inarticulé, se cache le titre d’un obscur roman d’Alfred Jarry nommé « Le Sûrmale : roman moderne ». Moderne, il l’est sans doute tant les thèmes principaux du roman sont encore d’actualité : la quête d’une forme d’omnipotence technologique et scientifique, le dopage dans le sport et le désir de « performance. » Jarry traite évidement ces thèmes avec tout son amour pour l’écriture absurde, les dialogues insensés, mais également les envolées lyriques.
L’histoire que narre Jarry est très originale et c’est ce qui fait principalement la singularité de son roman. Il s’ouvre par cet apophtegme d’André Marcueil, protagoniste de l’œuvre : « l’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment. » Cette maxime est lancée en plein milieu d’un dîner où de nombreux amis de Marcueil sont présents. Elle ne manque pas de faire régir les hôtes qui ont tous des qualités bien précises : une baronne, une actrice, un chimiste, un ingénieur, un général, un politicien, un cardinal et un docteur. Chacun y va de sa petite anecdote et de son avis sur la question, les dialogues vacillent entre références à la mythologie et remarques pseudo-scientifiques :
« — Les forces humaines n’ont pas de limites, affirma tranquillement André Marcueil. […]
— Vouliez-vous dire qu’il y a des organes qui travaillent et se reposent presque simultanément, et donnent l’illusion de ne s’arrêter jamais ?…
— Le cœur, restons sentimentaux, dit William Elson (le chimiste).
—…Qu’à la mort, termina Bathybius (le docteur).
— Cela suffit bien à représenter un labeur infini, remarqua Marcueil : le nombre des diastoles et systoles d’une vie humaine ou même d’un seul jour dépasse tous les chiffres imaginables.
— Mais le cœur est un système de muscles très simple, corrigea le docteur.
— Mes moteurs s’arrêtent bien quand ils n’ont plus d’essence, dit Arthur Gough (l’ingénieur).
— On pourrait concevoir, hasarda le chimiste, un aliment du moteur humain qui retarderait indéfiniment, le réparant à mesure, la fatigue musculaire et nerveuse. J’ai créé depuis peu quelque chose de ce genre… »
Cet extrait du premier chapitre de l’œuvre montre bien le comique de caractère qui se prolonge tout le reste de l’œuvre. Les personnages sont caricaturaux et énoncent ce genre d’absurdités scientifiques et philosophiques tout le long du roman. On peut même parler d’héroï-comique tant les personnages parlent avec gravité et sont sûrs de leurs paroles. L’acmé du sentiment de décalage provoqué par l’évocation d’un sujet bas au style élevé intervient lorsque l’on comprend que tout au long de l’œuvre, on suivra cette fine équipe de « spécialistes » tenter de répondre à cette interrogation millénaire : « à quel point de la série indéfinie des nombres le sexe masculin place[-t-il] l’infini [?] » Autrement dit, ils cherchent à savoir combien de fois, au maximum, un homme peut réaliser l’acte charnel avant de devoir s’arrêter pour des raisons « mécaniques ». Roman de sport, de science, d’amour, de sexe ? Roman omnithématique traitant de l’omnipotence, Le Sûrmale est avant tout le chef d’œuvre inconnu d’un auteur dont les écrits furent tous dévorée par l’omnivore Père Ubu.