Il y a des sujets qu'on croit connaître, et il y a des ouvrages qui vous permettent de comprendre qu'il n'en est rien. Ou du moins presque rien. Diplômé en design industriel, j'ai vu la technique devenir une des clefs de voute de mes processus de pensée : car un designer ne se contente pas de dessiner les objets pour ensuite laisser leur construction aux soins des ingénieurs et des techniciens puisqu'il est impossible de concevoir un objet quel qu'il soit si on ne sait pas comment le fabriquer et surtout comment l'utiliser ; voilà pourquoi les aspects technologiques et les liens étroits unissant l'Homme aux objets qu'il manipule – qu'on appelle « ergonomie », pour éviter d'utiliser ici un vocabulaire trop complexe – sont des domaines fondamentaux d'une formation en design industriel. C'est ce cursus étudiant qui m'a amené à penser que je savais un truc ou deux sur la technique... et c'est ce livre, Le Système technicien, qui m'a fait comprendre que beaucoup de choses m'étaient en réalité passées au-dessus de la tête.


Dans cet ouvrage, initialement paru en 1977, et qui pour beaucoup constitue l'œuvre la plus aboutie de son auteur, Jacques Ellul analyse en profondeur d'abord les caractères de la technique au sens large, puis le phénomène technique et enfin le progrès technique, avant de proposer un examen de fond sur la place de l'Homme au sein du Système technicien – dans une conclusion que devraient lire absolument tous ceux qui s'intéressent de prés ou de loin aux divers aspects de la prospective mais aussi de l'anthropologie. Ce que l'auteur décrit dans cet ouvrage n'est rien de moins qu'une technique devenue boulimique dans le sens où elle a phagocyté tous les aspects de la société, au point d'ailleurs de les recréer à son image : ainsi, par exemple, Ellul démontre que c'est la technique qui a inventé la société de consommation – et non l'inverse – afin de pouvoir mieux se développer... Ou encore que la prépondérance des loisirs dans une société technique est proportionnelle au sentiment de dépassement qu'éprouve la population devant une technique toujours plus sophistiquée et incompréhensible : le stress et l'anxiété que provoque cette sensation d'être dépassé se trouve jugulés par les loisirs qui prennent ainsi de plus en plus d'importance...


Mais ce qui étonne le plus reste encore avec quelle lucidité l'auteur est parvenu à anticiper les développements profonds de notre société moderne en regard de l'impact des progrès techniques. Par exemple, il y a plus de 30 ans, Ellul affirmait déjà que la formation permanente serait l'unique moyen de luter contre le chômage car les bouleversements incessants qui caractérisent le Système technicien rendent perpétuellement obsolètes les études, quel que soit le domaine concerné. N'importe qui qui utilise un ordinateur dans un cadre professionnel le sait très bien... D'ailleurs, à propos d'informatique, la prescience avec laquelle l'auteur a pu comprendre à quel point cet instrument deviendrait la plus grande révolution de notre temps est proprement admirable : selon lui, seul l'ordinateur permet de relier entre eux les divers champs d'étude techniques car ceux-ci sont devenus si complexes qu'aucun esprit humain n'est plus capable d'établir lui-même les points de convergence entre deux domaines séparés mais pourtant capables de s'enrichir l'un l'autre.


À dire vrai, je n'ai pu distinguer qu'une seule erreur dans ce livre – ou du moins qui m'a paru telle. Quand Ellul compare le système technique dans les pays capitalistes et les pays communistes, pour constater que la technique se développe de la même manière dans les uns comme dans les autres et ainsi arriver à la conclusion que le modèle économique ne conditionne en rien le progrès : il ne pouvait à l'époque tenir compte du fantastique réseau d'espionnage qui, seul, permettait à l'URSS de se maintenir dans le peloton de tête du développement technologique car ce réseau ne fut découvert qu'après la chute du bloc communiste – encore que c'est plutôt la découverte de ce réseau d'espionnage qui devint un des derniers coups de boutoir à avoir raison de l'Est, mais c'est un détail puisque dans tous les cas cet élément ne se fit jour qu'au tout début des années 80, c'est-à-dire une fois Le Système technicien publié.


Bref, mis à part ce détail somme toute assez mineur, je ne vois aucune critique à formuler et encore moins comment poursuivre ce billet davantage : certains ouvrages sont si denses et si justes, reflétant une telle intelligence et une telle culture, qu'ils ne laissent à un chroniqueur que la possibilité de le résumer puisque leur auteur a déjà tout dit, et de telle manière qu'aucun commentaire est possible – à moins de paraphraser, ce qui reste d'un intérêt discutable. Le Système technicien est un de ces livres : une œuvre totale, qui laisse pantois et pour le moins admiratif, et à la profondeur rare, qui fait de sa lecture une course de fond où les pauses seront de préférence nombreuses et longues à la fois – c'est le prix à payer pour apprendre et, surtout, pour comprendre.


Note :


La réédition de cet ouvrage chez Le Cherche Midi est augmenté d'une préface de Jean-Luc Porquet.

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le 17 déc. 2010

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