Voici un livre passionnant. Si la pensée libérale semble aujourd'hui dominée partout dans le monde, il n'en fut pas toujours ainsi. Ce livre nous rappelle qu'au milieu du siècle dernier, la pensée libérale semblait condamnée face à la montée de la conscience de classe dans tous les pays industrialisés. Les salariés étant plus nombreux que les détenteurs du capital, la prise du pouvoir du travailleur semblait en effet inévitable dans les sociétés démocratiques. La mise en place des congés payés, la liberté syndicale, la sécurité sociale, tous ces indicateurs confirmaient que la pensée « socialiste » allait finir par l'emporter sur la pensée « libérale ».
Il restait alors deux possibilités aux philosophes du libéralisme pour éviter le pire. Soit supprimer la démocratie, ce qui n'était guère envisageable. Soit attaquer la pensée socialiste de l'intérieur et faire des travailleurs des capitalistes, c'est-à-dire des détenteurs de capital. À partir de là, les gouvernements libéraux ont tout fait pour donner un petit capital aux salariés. Ils ont facilité l'accès à la propriété, encouragé la mise en place des participations, etc.
Ainsi, les salariés ont petit à petit amassé un petit capital et fini par penser non plus comme des travailleurs, mais comme des chefs d'entreprises. Les valeurs libérales de maximisation du profit ont petit à petit conquis les esprits de la majorité des citoyens.
Ce phénomène a atteint son apogée au milieu des années 80 avec Thatcher et Reagan, qui se sont toujours revendiqués de cette pensée. À partir de la fin des années 80 et la montée en puissance des bourses, tout a changé. Les grandes entreprises avaient besoin d'attirer les grands investisseurs pour financer des investissements de plus en plus colossaux dans le cadre de la mondialisation. Petit à petit, la valeur de l'action d'une entreprise est devenue plus importante que ses profits. Les entreprises veillent davantage au cours de leurs actions qu'à leur chiffre d'affaires, car leur obsession est d'attirer les investisseurs. Pour preuve, il suffit de regarder où sont réinvestis en priorité les bénéfices des grandes entreprises. Les bénéfices ne sont pas réinvestis dans l'appareil de production qui permettrait d'augmenter à terme les profits, ils ne sont même pas réinvestis dans les dividendes reversés aux actionnaires. La plus grande partie des bénéfices est investie, selon ce livre, sur le second marché où les entreprises rachètent leurs propres actions afin d'en faire monter la valeur et donc d'attirer de nouveaux investisseurs.
Petit à petit, l'entreprise passe d'une économie du profit à une économie du crédit, dans laquelle le rôle principal de la direction n'est plus de faire des profits, mais de faire monter la valeur de l'entreprise en bourse. Cette évolution aura des conséquences qui iront bien au-delà du monde des entreprises. En effet, pour attirer les investisseurs vers ses entreprises, l'État est obligé de répondre à son tour aux exigences des marchés. Les marchés aiment trois choses : un coût du travail bas, des impôts faibles et des droits de propriété élevés. À partir de là, l'État a, au fil du temps, été obligé de baisser les impôts sur les sociétés et de déréglementer le marché du travail. Ainsi, les impôts sur les bénéfices sont passés de 50 à moins de 30 % en quelques années, et le droit du travail a été massacré au fil des décennies. Cette baisse des entrées fiscales a eu pour conséquence d'obliger l'État, à son tour, à emprunter auprès des investisseurs pour continuer à garantir ses missions. Ainsi, les investisseurs, après avoir capturé le marché des entreprises, ont trouvé un nouveau débouché pour leur business auprès des États.
Le troisième étage de la fusée est arrivé quelques années plus tard. Pour continuer à investir dans les États, les investisseurs leur ont demandé de réduire leurs frais de fonctionnement et les prestations sociales. Les citoyens, confrontés à des baisses de salaires d'un côté et des baisses d'aides de l'autre, n'ont plus qu'un seul recours pour continuer à maintenir leur pouvoir d'achat : le crédit. C'est ainsi qu'ont explosé les crédits à la consommation et les surendettements qui finiront par nous conduire à la crise de 2008.
Ce livre nous montre donc comment en 25 ans, le monde est passé d'une économie du profit à une économie du crédit, avec des conséquences sur la vie quotidienne de chacun.