J’ai lu Le Verger de marbre comme on lirait une tragédie : c’est le récit d’une fuite, celle d’un homme qui en tue un autre.
Beam Sheetmire est décrit dès les premières pages comme différent des membres de sa famille : il ne ressemble pas vraiment à son père Clem dont le métier consiste à faire traverser à quelques clients, à bord d’un ferry, la Gasping River dans le Kentucky.
Clem en Charon, faisant franchir le Styx aux morts s’ils veulent trouver la paix de l’âme ? Le rapprochement est bien tentant…
Cinq dollars le passage, à peine de quoi se payer une bière et un paquet de cigarettes : « Beaucoup de peine pour pas grand-chose »…
Parfois, c’est Beam, son fils, qui s’en occupe. Encore ado, « un sang fiévreux dans les veines » et souffrant de narcolepsie, il ne sait pas trop quoi faire de lui.
Or, une nuit, il est abordé par un inconnu qui refuse de payer, finit par accepter et tente finalement de lui voler sa caisse. Beam le tue. Son père lui dit de fuir. Il obéit.
Cette fuite sera, pour le jeune garçon un peu paumé, un espace de rencontres, d’apprentissages et de révélations. La lumière se fera progressivement. Il me fait penser à Œdipe fuyant les prédictions des prêtres de Delphes afin d’échapper à son destin et qui découvre, mais trop tard, qu’il a assassiné son père et épousé sa mère. « Plus on s’éloigne de la vérité, plus c’est dur d’y revenir » dira un des personnages… Il y a de l’Œdipe dans Beam et de la mythologie dans Le Verger de marbre.
Beam rencontrera des hommes et des femmes qui lui voudront du bien parfois, du mal souvent. Il ne comprendra pas pourquoi on veut l’aider et finira progressivement par saisir, mais trop tard, pourquoi on veut le tuer.
Et puis, il y a ce personnage étrange et fascinant qui porte un costume trois-pièces, un chauffeur de camion, dont personne ne comprend les propos métaphoriques, énigmatiques et lourds de sous-entendus, un homme toujours présent là où on ne l’attend pas, dans un lieu où il n’a rien à faire, où il ne connaît personne. Est-il le Mal, est-il la Mort, celui qui dira au shérif : « Vous pouvez trouver ça difficile à croire, mais il y a un ordre qui vous dépasse. Vous en faites pas partie. », celui qui apparaît et disparaît « comme s’il n’avait jamais été » ?
Beam rencontre aussi Pete Daugherty, le ramasseur de ginseng, celui qui raconte des histoires et semble vouloir le prévenir : les terres sont devenues maudites, il faut partir, s’éloigner… Le vieil homme soigne, apaise, rassure : il est l’incarnation du Bien.
Autre figure du Bien : celle du shérif Elvis Dunne, un pauvre Créon fatigué, chargé de faire régner un ordre auquel il ne croit plus vraiment, lui qui, comme l’oncle d’Antigone, se plaît à collectionner les antiquités et à les admirer, unique moment de paix …
Qui va gagner dans ce combat de forces antagonistes ?
Les tragédies antiques données lors des fêtes de Dionysos commençaient par le sacrifice du bouc, le mot « tragédie » signifiant d’ailleurs en grec « chant du bouc ». Or ici, l’animal est bien présent, attaché au poteau du bar de Daryl où règnent les caïds du coin, les prostituées et les paumés. Il ne sera pas mis à mort mais, dans une scène quasi surréaliste, on lui enlèvera un rein qu’on lui donnera à manger.
Ultime perversion.
Est-ce à dire que le monde moderne ne cherche même plus à apaiser la colère des dieux par des offrandes, que le destin -le fatum- nommé ici misère, alcoolisme, banditisme, prostitution, meurtre est devenu inéluctable ?
Le Verger de marbre est un roman fort, puissant qui met en scène des déshérités, des gens usés par la vie, piégés par une existence glauque dans laquelle ils s’enfoncent irrémédiablement chaque jour.
C’est une tragédie : la règle des trois unités n’est pas loin d’être respectée.
Unité de temps : en quelques jours, l’affaire est bouclée.
Unité de lieu : les personnages semblent incapables de quitter les terres maudites où ils vivent. Ils tournent en boucle et reviennent sans cesse au point de départ comme piégés dans un monde hors du monde, un monde dont on ne sort pas.
Unité d’action : fuir, fuir, fuir.
C’est fort parce que c’est serré, étouffant, mystérieux, tendu, comme habité par un mal dans lequel les personnages restent empêtrés.
Beam l’innocent ne fait finalement que payer les fautes de ses géniteurs. En cela, il est un homme tragique. Il subit. « - J’ai bien essayé de vivre comme il fallait, dira sa mère, mais il y a ce monde. Il te piège, il t’attrape des fois, tellement qu’on dirait que les choses qu’on fait sont pas vraiment nous. Elles sont ce que quelqu’un d’autre aurait fait. »
Façon naïve de sentir qu’on est pris dans les filets, qu’un oiseau de mauvais augure plane au-dessus de notre tête comme pour signifier qu’on est le prochain sur la liste.
Les personnages de l’oeuvre sont présentés comme des êtres complexes, difficiles à cerner : on les découvre progressivement, au détour du chemin, d’une phrase, d’une histoire qu’ils racontent. On ne comprend pas toujours leurs motivations, on cherche des raisons, on émet des hypothèses… Ils ont une épaisseur et une force incroyables.
Les dialogues acquièrent parfois une dimension philosophique. Les acteurs de cette tragédie peinent souvent à se comprendre, à comprendre les autres, à saisir le sens de leur propre existence.
Leur malheur est à l’image de la Gasping River, sans fond. « Les choses peuvent pas couler sans s’arrêter » fait remarquer Beam. La vie lui apprendra que si, que l’on peut tomber longtemps, très longtemps, sans jamais s’arrêter…
Et puis enfin, seul refuge finalement dans ce monde terrible, la nature. Elle est là, omniprésente, dans sa beauté irréelle, sa sensualité infinie, sa force et sa violence sauvages et la langue d’Alex Taylor ainsi que la superbe traduction d’Anatole Pons l’enchantent, la poétisent, la transforment en personnage quasi central de l’histoire dans une langue lyrique envoûtante…


Je finirai en citant les paroles du Chœur dans Antigone d’Anouilh qui dit ceci : « Dans la tragédie on est tranquille. D’abord on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier,-pas à gémir, non, pas à se plaindre,- à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. »


Pas de doute, on y est… et c’est sublime !


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le 14 oct. 2016

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