Critique de Shaynning
Second opus de la série qui a gagné le Prix des Libraires du Québec dans la catégorie BD étrangère, "L'ombre de l'oiseau" est plus sombre et profond, mais prend place dans un monde plus élaboré,...
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le 23 oct. 2022
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Incontournable Septembre 2023
La toute nouvelle maison d'édition québécoise, Station T, fait paraitre un tout premier roman en littérature jeunesse intermédiaire sur un thème plutôt audacieux pour partir le bal des romans jeunesse, à savoir, le deuil. En librairie, je suis souvent perplexe devant la phobie des adultes face aux sujets sensibles des romans jeunesse, comme si le simple fait que les jeunes lisent sur le sujet leur implantait de facto dans la tête des idées noires. C'est tout le contraire, bien souvent: C'est quand on peut se transposer à travers la fiction qu'on peut apprendre à traiter le sujet et si le thème ne nous concerne pas, il concerne certainement d'autres jeunes. La fiction devient alors une boîte à outils pour mieux comprendre le monde et se sensibiliser à ses enjeux. Bref, toute cette mise en bouche pour réitérer que ce n'est pas parce que le thème est le deuil que le livre devient "sombre", au contraire, on y retrouve plusieurs dimensions fort pertinente dont deux plus importantes, selon moi: La résilience et l'amour comme facteur de protection.
Morgane est une enfant qui vient de perdre sa mère. Dans la maisonnée, la joie et la légèreté ont fait place au vide et au deuil. Morgane peut compter sur Madeleine, sa nounou, pour prendre soin d'elle. Quand à son père, l'homme jongle lui aussi avec son propre deuil, celui de sa conjointe, sa "luciole", comme il l’appelait. Depuis le décès de la maman de Morgane, celle-ci a des requêtes quelque peu atypiques: de l'encre rousse, un lit-sur-nuage et un perroquet vert chuchotant des "Je t'aime". Madeleine, qui a du travailler fort pour lui procurer ses articles, se montre très agacée devant une autre requête tout aussi fantasque: des sabots rouges magiques. Ce que l'adulte ignore, néanmoins, c'est que ces objets proviennent d'un monde fictif, celui des histoires où la magie existe et pour lesquels il y a un rapprochement entre un vivant et un défunt. Ainsi, l'encre rousse, par exemple, permet d'écrire aux défunts. Cette fois, les sabots rouges sont supposés mener Morgane dans le monde des morts pour rendre visite à sa mère. Pour Madeleine, c'est la demande de trop, ce qui résulte de deux choses. Primo, le papa, Luc, boulanger de son état, devra se procurer lui-même les fameux sabots rouges. Secundo, Morgane y voit un signe de délaissement, car pour elle ce n'est pas un caprice, c'est un besoin. Les choses vont prendre un angle nouveau quand Luc fera la connaissance d'une artisane, Raymonde, qui manie le couteau de bois et lui en offre un pour sculpter lui-même les sabots. Une façon, dit-elle, de cheminer à travers l'élaboration de ces souliers. Quand Luc commence son travail, Morgane surprend son projet et sournoisement, tente de le saboter, car ce ne sont PAS les sabots rouges magiques qu'elle a exigé! Pourtant, chaque jour, les sabots retrouvent leur place et leur intégrité, malgré ses tentatives. Et si, malgré tout, une forme de magie était à l’œuvre?
Il y a plusieurs éléments pertinents que je vois dans ce petit roman illustré.
Dans un premier ordre d'idée, je vois une étape en particulier dans le cheminement du deuil de Morgane, soit la troisième ( peut varier selon les modèles): Le marchandage, qui suit le déni, généralement. Morgane n'est plus dans l'idée que sa mère n'est pas morte, mais elle n'a pas encore atteint la phase où il n'y aura plus de contact possibles entre elle et sa maman. Elle cherche des façons de la retrouver, à travers le spectre de la magie, issus de ses histoires, que ce soit l'encre, le perroquet ou les sabots. On le voit également dans l'entretient récurrent de ses souvenirs avec la personne qui lui est chère et souvent, son père est perçu comme le parent qui ne peut pas lui ramener ces souvenirs. C'est d'ailleurs exact, dans la mesure où Luc n'est pas sa mère, mais plus tard dans l'histoire, Morgane réalisera que son père, s'il fait les choses autrement, le "fait". C'est ce qui importe. Le meilleur exemple est selon moi la lecture du soir. Morgane estimait que c'était sa mère qui avait "la" façon de faire, mais éventuellement, elle réalise que son père aussi est un bon conteur. Il le fait avec plus d'énergie et varie les voix, mais ce qui est important, au final, c'est qu'il lui raconte des histoires le soir. Tranquillement, Morgane réalise que son autre parent est toujours là et que s'il ne substitue pas à sa mère, reste un parent présent et affectueux, qui prendra soin d'elle. Morgane semblait douter beaucoup de cet état de fait, au début.
De plus, elle réalise peut-être mal le fait que son père traverse un deuil, lui aussi et que la distance qu'il prend avec elle n'est en rien la conséquence de ses actions à elle, mais bien de ses émotions à lui. Il y a du travail de part et d'autre à faire dans la quête d'une compréhension réciproque, mais ce n'est pas simple, surtout entre un adulte et un enfant, pour qui le sens des réalité peut varier. Reste que Luc est pleine de bonne volonté et ce sera particulièrement vrai avec l'arrivé du projet des sabots. Non seulement ça lui fait un projet sur lequel se concentrer et canaliser sa peine, cela lui fait participer activement à élaboration d'un cadeau spécial pour sa fille. Il y a quelque chose de beaucoup plus intime à concevoir le cadeau soi-même, car on y consacre son temps et son énergie.
On voit bien dans l'histoire la question des besoins, qui varie entre les personnes. C'est aussi vrai dans les besoins affectifs que dans les besoins matériels. On le voit quand Morgane mentionne que son père n'est pas là pour elle, qu'il s'isole pour son "projet secret", mais quand on bascule dans la tête de Luc, on comprend que le besoin qu'il cherche à combler c'est le cadeau qu'a demandé Morgane. On voit donc deux besoins différents, mais qui sans communication, est donc divergent. Morgane finira par réaliser que tout le temps passé sur ce projet était pour elle, que Luc a réalisé les souliers en songeant à elle. Éventuellement, Luc finira par réaliser que ses moments de lecture avec sa fille les rapproche, il comprend donc que sa présence manque à sa fille. Au final, de part et d'autre, les besoins finissent par être intégrés et c'est tant mieux!
Survivre à ses proches est un des plus gros deuils qu'on puisse faire dans une vie, considérant que tout deuil n'est pas toujours relié à la mort. Ici, on a deux personnages qui tentent de se remettre en selle, avec les émotions que ça implique: Tristesse, mélancolie, colère, impuissance, solitude, etc. Parfois, on sent qu'il manque de recul chez l'un et l’autre des personnages, surtout Morgane, qui, à sa décharge, est une enfant. D'autres fois, on nage entre deux états: Le désir d'être seule contre le désir d'être entouré, l'empathie et l'égoïsme, etc. Ce n'est pas facile de mettre des mots sur ces fluctuations et ce sont des émotions amples qui deviennent parfois envahissantes. Luc semble les contenir en travaillant plus alors que Morgane trouve refuge dans ses histoires où les miracles existent. J'aime bien l'écho que se font les deux personnages, qui sont intrinsèquement bienveillants l'un pour l'autre, mais qui ne l'articule pas de la même manière, personnalité et âge obligent. Ce que je percevais surtout chez Morgane, c'est ce besoin d'être entendue et rassurée. Ce que je percevais chez Luc c'est son désir de montrer son amour pour sa fille, en dépit de sa maladresse.
D'autre part, les abots eux-même constitue, j'ai envie de le dire, une forme de thérapie. Les deux personnages se retrouvent à travers ce projet, que ce soit parce que la persévérance de Luc finit par rejoindre Morgane ou que ce soit Morgane elle-même qui finit par comprendre que la magie ne lui fera pas retrouver sa mère. C'est une sorte d'objet-tampon, je trouve, pour canaliser les deux côtés. Luc y déverse son affection, Morgane sa colère. C'est un projet constructif pour Luc, une preuve d'affection pour Morgane.
Attention, il y a aura des divulgâches à partir d'ici - et des sabots rouges.
Ce qui est mystérieux, dans l'histoire, c'est le fait que Morgane a beau les taillader, les jeter ou les recouvrir de substances dégoutantes, il semble que Luc n'ait jamais conscience de ses méfaits ( il faut dire qu'elle le fait en secret). Mais alors, comment peut-il de son côté trouver chaque matin des sabots de plus en plus beaux? Moins asymétriques, mieux raboté? Si cela encourage Luc, ça agace prodigieusement Morgane, qui veut des abots magiques, pas des abots fait maison! Ultimement, ils trouveront même deux paires de sabots rouges, dont l'un de la paire pour adulte est fusionnée à l'un de la paire pour enfant. Il faut donc les porter en même temps et surtout, marcher de concert. Et puis, d'où sortent-ils?
On finira par apprendre à la toute dernière ligne, à la manière d'une nouvelle, que c'est Madeleine qui est derrière le projet, avec la collaboration de Raymonde l'artisane. Logique, quand on repense, mais Luc et Morgane n'y ont pas pensé. Aussi, on apprend que Luc s'est enfin ouvert à l'idée de Morgane, qui l'a demandé dès le début de cette histoire, soit d'avoir un chien. J'ai trouvé ce changement d'idée très touchant, parce que je reviens à la notion de communication et de besoins: Luc a écouté et entendu le besoin de sa fille. Et puis, la zoothérapie fait des miracles.
Madeleine est un beau facteur de protection, même si elle a la mauvaise manie de prendre les désirs de Morgane pour des caprices. Elle prend une part de responsabilité dans la maison, elle est présente et elle est affectueuse, même si légèrement bourrue quelque fois. Surtout, son projet de sabots est une ruse habile, où elle emploi un objet neutre plutôt qu'elle même pour rapprocher les deux membres de famille. Il ne faudrait pas négligé l'importance de ce personnage dans la guérison des deux héros, c'est une alliée. La seule chose qu'elle aurait eu a gagner est son écoute, mais il reste que dans la vie, l'écoute est souvent quelque chose de difficile à faire pour le commun des gens.
Je garde en tête le passage où Luc a fait une soirée "mémorable" avant de se lancer dans son projet de sabot, où il a fait une charlotte aux fraise, où il a prit une marche avec sa fille et lui a lu des histoires. Ce passage marque ce qui me semble essentiel pour un enfant de la part de son parent: sa présence. Pas juste "d'être là", non, "présent" dans son entité pleine et entière. Être à l'écoute, interagir de manière sincère et avoir un plaisir partagé. En peu de mots: Du "temps de qualité". Les enfants n'ont finalement pas tant besoin de matériel ou de clinquant, ils sont besoin d'être entendu, aimé et respectés. C'est pas plus difficile que ça!
Dans la forme, nous avons des chapitres relativement courts, dont le numéro est affiché comme sur un ascenseur ( amusant!). Il y a des passages en gris pour les textes issu des albums de Morgane et des illustrations en noir et blanc. Le seul détail des illustrations qui me turlupine est la couleur de peau de Morgane, rose sur la couverture, mais manifestement plus foncée dans les illustrations intérieure. Elle me semble métisé, ç'aurait été chouette de mieux le voir sur la couverture.
Sinon, côté texte, ça se lit bien, le registre émotif est bien présent et le français de qualité.
C'est donc un beau petit roman mettant en vedette une relation père-fille, sur la résilience, la complicité retrouvée et un petit coup de pouce de "magie" d'une adulte rusée.
Pour un lectorat intermédiaire, à parti du second cycle primaire, 8-9 ans+.
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Créée
le 12 sept. 2023
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