Désolé si cette critique prend un aspect un peu pion ou prof : l’ouvrage lui-même a quelque chose de scolaire (un genre de T.P.E. de théologie ?).
Le projet était d’étudier « les thèmes religieux » (p. 7) dans les chansons de Leonard Cohen – plus exactement dans ses paroles, car la dimension musicale d’une chanson n’est jamais explorée ici. À partir d’un tel sujet, il est vrai qu’on pourrait quadrupler ou quintupler le volume de ces quelque cent vingt pages. Peut-être des étudiants en maîtrise, quelque part dans le monde, ont-ils d’ailleurs produit un tel travail.
L’auteur, présenté à la fois comme « fan » de Leonard Cohen et comme religieux dominicain, précise, en introduction que « le style cohénien se caractérise par son aspect lapidaire, voire sibyllin […] Ce qui justifie l’importance du commentaire, sur le plan religieux comme d’ailleurs sur tous les autres » (p. 8). Ce n’est pas peu dire : je mets au défi tout auditeur sérieux des chansons de Cohen de proposer une interprétation pleinement satisfaisante de “Famous Blue Raincoat” ou de “Last Year’s Man”, par exemple, qu’elle s’appuie ou non sur la religion.
Suivent huit chapitres (1), dont chacun présente un genre de sous-thème. Ainsi, celui consacré au « Monde des récits bibliques » passe-t-il en revue les mythes ou les figures du Déluge (“The Gypsy’s Wife”, “Dance Me to the end of Love”), du sacrifice d’Isaac (“Amen”, “Story of Isaac”), de Moïse et de l’Exode (“Born in Chains”), Samson (“Hallelujah”), David (“Hallelujah” encore, “Samson in New Orleans”) et enfin Babylone et l’Apocalypse (“Last Year’s Man”). Autrement dit, Dominique Cerbelaud adopte un plan catalogue – le type de plan que mes professeurs de lettres refusaient que l’on suivît dans une dissertation, admettant à la rigueur qu’on l’adoptât brièvement, en guise de prolégomènes, dans un travail d’un volume plus conséquent. (Il n’est pas impossible qu’une telle démarche soit moins malvenue dans un travail d’histoire ou de sciences religieuses.)
Avec une telle démarche, soit on se contente d’évoquer les thèmes dans un ordre qui dans le meilleur des cas n’est pas arbitraire, et cela reste superficiel ; soit, pour pallier cette superficialité, on contextualise chaque thème, ce qui amène nécessairement à des redites. Dans les deux cas, le passage en revue empêche de synthétiser le propos. (En outre, l’évocation de certains points de mythologie ou de liturgie aurait mérité d’être un peu plus fouillée.)
C’est dommage, car Leonard Cohen et son Dieu présente un certain nombre de remarques judicieuses qui auraient été suffisamment fortes pour constituer une armature solide pour un travail plus synthétique. Ainsi, avant d’énumérer mythes et figures, le chapitre que j’évoque ci-dessus soulignait que « c’est un midrash très personnel que déploie Leonard à l’occasion de tel ou tel récit biblique » (p. 29). Plus loin, on trouve l’idée que pour Leonard Cohen, « l’épisode biblique est devenu le modèle d’une expérience psycho-spirituelle personnelle » (p. 35), ailleurs encore le fait que « pour ce Juif qui est né et qui a toujours vécu en diaspora, c’est “Babylone” elle-même qui devient “Jérusalem” ! » (p. 52, la ponctuation est d’origine, malheureusement).


Je le répète, toutes ces remarques-là auraient débouché sur un propos plus approfondi et plus stimulant, si elles avaient servi de points de départ ou de jalons. Je prends par exemple ce fait, évident pour l’auteur (2) : la pensée juive ne reconnaît pas Jésus comme rédempteur de l’humanité. J’y ajoute celle-ci, qu’il relève explicitement : « au-delà des religions au sens classique du terme, le “culte” le plus constant chez lui s’adresse… à la femme » (p. 25), qu’il formule ailleurs sous une forme légèrement différente, un peu plus large : « l’archétype du couple constitue chez Leonard Cohen un véritable tropisme, […] ce modèle s’applique toujours et partout, y compris sur des réalités qui a priori n’ont avec lui aucun rapport » (p. 77).
Pas besoin d’ajouter quoi que ce soit : relier ces deux points permet d’aboutir à l’idée que chez Cohen, la rédemption est assurée par une femme. (Savoir si cette rédemption est collective ou seulement individuelle est une autre question.) D’où Marianne, d’où “Joan of Arc”, d’où « Notre-Dame du Port » dans “Suzanne”… Cette idée, qui n’est jamais explicitée dans Leonard Cohen et son Dieu, me paraît beaucoup plus constitutive de l’esthétique de Cohen, et il me semble qu’elle rend davantage justice au foisonnement intellectuel de ses chansons.
Si l’on articule cela avec le fait que chez notre parolier, « la souffrance endurée par Jésus entre en résonance avec la souffrance juive plurimillénaire » (p. 67), on commence à avoir quelque chose de plus construit et de plus stimulant que l’énumération thématique dans laquelle se complaît trop souvent l’ouvrage.


(1) Dans l’ordre : « Religions, sagesses et initiations », « Le monde des récits bibliques », « L’œuvre d’un sage et d’un psalmiste », « La figure de Jésus », « La sainteté chrétienne », « Liturgie juive », « Mystique juive » et « L’expérience de Dieu ».


(2) Évident peut-être pour toute personne cultivée. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, et pour peu qu’un explique la notion de rédemption, même des enfants de huit ou dix ans peuvent comprendre ce point, qui de fait me paraît beaucoup plus éducatif, beaucoup plus destructeur de préjugés qu’un discours moralisateur sur le thème nous sommes tous frères. Je m’éloigne un peu de mon sujet, mais le livre de Dominique Cerbelaud ne le fait pas assez.

Alcofribas
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le 22 déc. 2018

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