Décembre 1917, une bourgade de l’Est de la France. A quelques kilomètres, le front, l’enfer des tranchées mais de la guerre qui fait rage tout près, nous ne saurons que peu de choses : des bruits de canons dans le lointain, des soldats qu’on voit monter en première ligne, des cohortes d’estropiés et de gueules cassées qui en reviennent, provoquant chez les villageois, ces chanceux qui ont échappé à la conscription parce qu’ils travaillent à l’usine, des sentiments mélangés de honte et de compassion. De temps à autre, quelques déserteurs s’enfuient, lamentables loques humaines cherchant à échapper à la boucherie. Et pour ajouter à l’horreur, le froid glacial, la boue des chemins, les routes impraticables, les communications coupées.
La guerre, ça change tout, ça salit tout. Ça détruit tout, les corps comme les âmes. Même lorsqu’elle semble ailleurs, elle est partout : à chaque instant, on sent planer sa présence pesante, diffuse, menaçante. Elle est le catalyseur de toutes les cruautés, de toutes les désespérances. C’est sans doute pour cette raison que Les Âmes grises est un des romans les plus sombres qu’il m’ait été donné de lire, mais aussi un des plus poignants.
C’est donc dans ces circonstances qu’éclate l’Affaire, une de celles qui défrayent la chronique et dont on se souvient, des années voire des décennies plus tard. Une petite fille de 10 ans, Belle de Jour, est retrouvée sauvagement assassinée, emportant avec elle ce qui restait de douceur, d’harmonie et d’innocence dans ce monde perdu. L’enquête est rondement menée, l’instruction bâclée, la sentence expéditive. L’heure est au lynchage et à la justice de classe : même lorsqu’ils se détestent, les loups ne se mangent pas entre eux. A l’atrocité du fait divers s’ajoute l’inhumanité des relations sociales, marquées par l’abus de pouvoir, le mépris et l’arrogance des bourgeois envers les gens du peuple.
Les Âmes grises, c’est aussi une galerie de personnages, tour à tour inquiétants, fascinants et terriblement émouvants. Comme la plupart d’entre eux, le narrateur, en fait le policier qui a mené l’enquête, porte en lui une blessure mortelle; dans ses cahiers adressés à sa femme morte en couches, il finira par livrer sa terrible part d’ombre. Et la vérité vers laquelle inéluctablement il nous mène est d’une telle tristesse qu’on en viendrait presque à désespérer de la nature humaine. Mais c’est ainsi : personne n’est jamais tout blanc ni tout noir, toutes les âmes sont grises, certaines sans doute plus que d’autres. Il faut vivre avec, si on y arrive…