J'ai traversé ce roman comme un rêve.
Un cauchemar, plutôt, j'en conviens. Un de ces cauchemars où on a envie de courir, de s'enfuir au loin, persuadé d'être poursuivi par quelque chose de menaçant, mais on sent nos jambes empêtrées dans la boue, on ne peut pas avancer. C'est un peu comme cela que je me suis senti pendant les mille pages de ce livre grandiose.
Mille pages que j'ai dévorées. Et pourtant, c'était écrit tout petit. Et pourtant, ce n'est pas une écriture simple, bien au contraire. Des phrases parfois interminables (je me souviens d'une phrase de deux pages), lourdes d'images, surchargées. Oui mais voilà, malgré tout cela, ce roman se dévore.
Parce que les Bienveillantes vous happent littéralement. C'est une sorte de trou noir dont je n'ai pu ressortir qu'à la fin, exténué, bouleversé, changé, convaincu d'avoir traversé une des plus grandes expériences que la littérature contemporaine pouvait offrir.
Car ce roman est une expérience viscérale. Certaines des scènes, j'ai l'impression de les avoir vécues moi-même, qu'elles font partie de mes souvenirs personnels. Et c'est là que Littell est très fort (là, et sur tant d'autres choses, d'ailleurs). Mêler le parcours particulier de son personnage, le destin de toute l'Europe et les sentiments profonds de son lecteur. tout amalgamer dans son immense chaudron d'alchimiste pour sortir ce livre immense.
Je ne suis pas assez calé pour pouvoir affirmer la réalité historique des propos de Littell. Et vous savez quoi ? Je m'en fous ! Parce que Les Bienveillantes, c'est avant tout une œuvre d'art. Et que qui dit œuvre d'art, dit recréation de la réalité. L'auteur s'approprie des faits historiques et les met au service d'une vision apocalyptique du monde.
Car Les Bienveillantes, c'est une apocalypse, dans les deux sens du terme :
_ une révélation, sur la profonde noirceur de l'âme humaine
_ la fin d'un monde, également, avec l'écroulement de Berlin sur lequel se clôt le livre. Un effondrement qui est celui de toute l'Europe, et de tout un monde. Un monde réel, mais aussi et surtout le monde du roman.
Les Bienveillantes, c'est le roman qui vient combler un vide dans la littérature contemporaine. Là où la quasi totalité des écrivains actuels s'enferment dans l'intime, Littell s'ouvre au grandiose. Son livre est une épopée macabre, animée d'un souffle impressionnant qui ne retombe jamais. Le lecteur, comme le personnage principal (ne surtout pas dire "le héros"), est transporté d'un bout à l'autre. Depuis les exécutions sommaires dans des fossés plein de boue jusqu'à la chute de Berlin, en passant par Stalingrad, Littell parvient à nous faire ressentir comment l'Histoire se moque des destinées humaines mais arrive, comme un rouleau compresseur, pour tout détruire autour d'elle. A nous de courir ou d'être écrasé. Maximilian Aue essaie de ne pas finir écrasé, mais en vain. Il est transporté, véritable barda-mu, il traverse les événements sans plus les comprendre que Del Dongo à Waterloo.
C'est ce souffle épique, cette anti-épopée, qu'il manquait à la littérature française (l'ironie venant du fait que l'un des plus grands livres français récents a été écrit par un étatsunien). Littell a fait un chef d’œuvre, un roman qui marque d'une façon indélébile, un cauchemar éveillé, un livre indispensable.