Magistral.
Du grand théâtre. Cette pièce est un petit bijou, ma pièce de théâtre favorite parmi toutes celles que j'ai lues -bon, elles ne sont pas extraordinairement nombreuses, mais tout de même. Originale,...
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le 15 oct. 2010
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Lu en Février 2022. Ed ClassicoLycée. 7,5/10
La préface intitulée "comment jouer Les Bonnes" est déjà tout à fait surprenante.
Entre la crudité des mots : "Leur oeil est pur, très pur, puisque tous les soirs elles se masturbent et déchargent en vrac, l'une dans l'autre, leur haine de Madame" ; la désinvolture "Une chose doit être écrite : il ne s'agit pas d'un plaidoyer sur le sort des domestiques. Je suppose qu'il existe un syndicat des gens de maison – cela ne nous regarde pas." ; Et en même temps la grande assurance dans ce qu'il entreprend : "Sacrées ou non, ces bonnes sont des monstres, comme nous mêmes quand nous nous rêvons ceci ou cela. Sans pouvoir dire au juste ce qu'est le théâtre, je sais ce que je lui refuse d'être: la description de gestes quotidiens vus de l'extérieur: je vais au théâtre afin de me voir, sur la scène (restitué en un seul personnage ou à l'aide d'un personnage multiple et sous forme de conte) tel que je ne saurais - ou n'oserais - me voir ou me rêver, et tel pourtant que je me sais être. Les comédiens ont donc pour fonction d'endosser des gestes et des accoutrements qui leur permettront de me montrer à moi-même, et de me montrer nu, dans la solitude et son allégresse" ; Genet apparaît d'emblée comme un personnage à part et qui propose une véritable expérience (au sens expérimentale) de la lecture du théâtre. Et pas seulement de la lecture mais aussi du jeu.
D’ailleurs, il est en cela très paradoxal dans la mesure où il y a énormément de didascalies, beaucoup d’indications scéniques, donc une impression de certitude dans ce qu’il veut faire comprendre, et en même temps, on peut faire difficilement plus difficile à interpréter que son œuvre.
La scène d'exposition (si on peut l'appeler ainsi) est déroutante, comme prévu elle crée le malaise. Ces deux soeurs, ces deux bonnes (sont elles seulement deux tant leur schizophrénie est prégnante ? Et leur condition principale est-elle vraiment bonne ou bien plutôt meurtrière en puissance ?) Ces deux bonnes sont complètement folles et ont un objectif assez clair, tuer Madame qui est pourtant… bonne :
"CLAIRE : Elle, elle nous aime. Elle est bonne. Madame est bonne. Madame nous adore.
SOLANGE : Elle nous aime comme ses fauteuils. Et encore ! Comme la faïence roses de ses latrines. Comme son bidet. Et nous, nous ne pouvons pas nous aimer" (l336-340, p26)
Leur caractère est plus que confus et alterne, Solange commence à être la dominante puis Claire est celle qui aura normalement le courage de passer à l'acte mais le rapport de force varie en fonction de leur accès de haine, c'est leur rationalité, c'est quand elles sont face à leur misère qu'elles s'affaiblissent.
Elles se détestent parce qu'elles sont leur propre reflet vicieux.
Les didascalies sont extrêmement nombreuses, Genet décide donc d'être univoque dans la façon de jouer des personnages aussi équivoques. L'entrée en matière est d'ailleurs la partie la plus confuse puisque j'ai cru comprendre que Claire se parlait à elle même mais elle joue en fait le rôle de Madame qui parle à Claire, elle même jouée par Solange, mais Claire sort parfois de son personnage et dit des choses à Solange en tant qu'elle même ou en tout cas au regard de ses actions factuelles : "Tu vas te venger. Tu t'apprêtes ? Tu aiguises tes ongles ? La haine te réveille ? Claire n'oublie pas. Claire, tu m'écoutes ? Mais Claire, tu ne m'écoutes pas ?' (l158-161 - p19, CLAIRE) - Autopersuasion
Questionne évidemment le langage de manière plus franche parfois : "Écartez-vous, frôleuse !" (l131 - p18, CLAIRE)
La relation entre mort et érotisme est nette : "Je vous hais ! Je hais votre poitrine pleine de souffles embaumés. Votre poitrine… d'ivoire ! Vos cuisses…. d'or ! Vos pieds… d'ambre ! (Elle crache sur la robe rouge) Je vous hais !" (l181-185, p20 - SOLANGE)
Dans la deuxième partie, le plan a assez logiquement échoué car leur volonté de tuer est loin d'être inébranlable. À plusieurs reprises, elles ont d'ailleurs failli se dévoiler : "SOLANGE : D'après ce qu'en dit Madame. J'estime que ce ne peut être qu'une affaire sans danger…
MADAME : Tu bafouilles. Et que sais-tu des acquittements ? Tu fréquentes les Assises, toi ?" (l727-730, p46)
Mais elles sont sauvées par l'eneivrement de Madame :
"MADAME, souriant : Je suis servie par les servantes les plus fidèles.
CLAIRE : Nous adorons madame." (l935-36, p53)
J'ai aimé l'arrivée de Madame car cela facilite quelque peu la compréhension, c'est un modèle théâtral un peu plus classique, bien qu'elle soit (au moins) excentrique aussi. Elle dit vouloir être forte et puis : "Parler de chiffres, de livres de comptes, de recettes de cuisine, d'office et de bas office, quand j'ai le désir de rester seule avec mon chagrin !" (l753-54, p47)
Madame par son attachement à Monsieur est une sorte d'opposé aux deux sœurs, elle le suivrait partout et elle le dit presque romantiquement. "Cet événement destiné à nous séparer nous lie davantage, et me rend presque plus heureuse. D'un bonheur monstrueux ! Monsieur n'est pas coupable mais s'il l'était, avec quelle joie j'accepterais de porter sa croix ! D'étape en étape, de prison en prison, et jusqu'au bagne je le suivrais. À pied s'il le faut. Jusqu'au bagne, jusqu'au bagne." (l700-705, p45) - En quelque sorte elle est pourtant aussi victime ici, non pas de la domination bourgeoise, mais patriarcale.
Cette femme serait presque touchante dans son ironie tragique : "Quand je ne songe qu'à faire du bien ! Qui peut être assez méchant pour me punir." (l843-44, p50)
Elle est supérieure aux deux bonnes tant par le volume de paroles que par son occupation de l'espace.
La dernière partie semble répondre à la première, c'est construit comme une montagne qui monte puis qui redescend. Il faudrait identifier la réplique au sommet.
En tout cas, elles sont bien folles, c'est assez difficile à apprivoiser, ce n'est pas très agréable, mais ça met mal à l'aise. C'est une expérience mais je ne suis pas certain d'adhérer complètement.
"Madame nous tue avec sa douceur." (l977 - p61, CLAIRE) -> Paradoxal mais peut être pas tant que ça. L'existence même de Madame est la mise en évidence de leur différence de classe sociale. La douceur de Madame c'est une douceur que les Bonnes ne pourraient jamais partager et c'est insupportable.
A la fin, La schizophrénie se concentre en Solange qui prononce un soliloque extrêmement long mais ça questionne même la nature du soliloque dans la mesure où elle n'est pas toute seule à prononcer ces mots : "Maintenant nous sommes mademoiselle Solange Lermecier" (l1232 - p70 - SOLANGE)
Et elle prononce une didascalie à l'oral, ce qui est très particulier mais intéressant (p69)
Finalement en prenant le rôle dominateur de Madame, Claire reprend le contrôle pour ordonner son suicide assisté par Solange.
C'est très compliqué, il y a tout un jeu (car c'est un conte) de mise en abyme théâtral, c'est tout à fait déroutant. Ce n'est pas beau mais ce n'est pas conçu pour l'être, c'est surtout très intéressant mais c'est difficile à analyser.
La paranoïa de Claire pourrait être interprétée par la psychanalyse : "Ils [les objets] nous trahissent. Et il faut que nous soyons de bien grands coupables pour qu'ils nous accusent avec un tel acharnement. Je les ai vus sur le point de tout dévoiler à Madame. Après le téléphone, c'était à nos lèvres de nous trahir. Tu n'as pas, comme moi, assisté à toutes les découvertes de Madame. Car je l'ai vue marcher vers la révélation. Elle n'a rien compris mais elle brûle." (l1008-1017, p62) + dimension religieuse/anti-religieuse.
On est quasiment dans le test de Rorschach.
En fait, tous les personnages se confondent, ce n'est pas seulement Claire et Solange entre elles. Madame les confond aussi, Claire se prend pour Madame ou pour Solange ou pour elle même et inversement :
"Claire ou Solange, vous m'irritez - car je vous confonds. Claire ou Solange, vous m'irritez et me portez vers la colère. Car c'est vous que j'accuse de tous mes malheurs." (l1068-72, p64, CLAIRE)
Tout est construit sur des reflets, sur des oppositions. : Bien/Mal ; Mort/Vie ; Courage/Lâcheté ; Emprisonnement/Liberté etc… C'est très intéressant à cet égard, même si ça reste forcément peu accessible et difficile et peu agréable.
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le 9 mars 2022
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