Ma façon de lire est naturellement sceptique. Je me plains, je souffle, j'abandonne parfois le livre pendant des mois. Lautréamont m'a d'abord profondément ennuyé, j'avançais laborieusement et sans aucun plaisir - c'était aussi le fait d'une horrible édition amazon, qui rendait un style déjà au départ difficile d'accès proprement illisible. J'ai donc acheté une nouvelle fois le recueil, pour deux euros, chez un libraire, dans une vieille édition Gallimard de 1973. Ma lecture restait difficile, je relisais les deux premiers chants (je m'étais arrêté au début du deuxième), et, peu à peu, la poétique de Lautréamont a commencé à m'être plus familière, voire bientôt agréable. A la fin du chant deuxième, j'étais happé définitivement dans cet horrible magma poétique, dont je reconnais maintenant, après presque 2 mois de lecture, le génie.
Les Chants de Maldoror, c'est un de ces livres désagréables qui font d'abord l'impression d'une plaque brûlante sur laquelle on aurait par inadvertance posé sa main; on serait tenté de l'enlever et de ne plus jamais l'y poser, mais ce serait un tort. Certes, cette prose poétique nous fait plus d'une fois boire la tasse, on est submergé par tant d'horreurs autant que par son côté déraisonnablement verbeux. Mais c'est une entreprise qui sublime vite la laideur, et derrière elle on aperçoit peu à peu la figure fantomatique de Lautréamont qui s'affirme, on le voit bientôt distinctement "taper deux silex l'un contre l'autre pour voir jaillir une étincelle" comme l'a si bien dit une amie à laquelle je confiais mon désespoir face à mon imperméabilité extrême à ce qui semblait être un chef d'oeuvre littéraire.
On a en fait affaire à un recueil lumineux, d'une finesse rare, autant qu'à un atelier sale et poussiéreux où l'on voit plus distinctement que partout ailleurs l'entreprise du poète, qui frappe les mots les uns contre les autres pour en faire jaillir son art. Il s'agit alors simplement de tendre l'oreille, d'apprivoiser le "son si étrange", si unique de la lyre de Lautréamont.