Si tu cherches un livre avec des héros et des aventures, passe. Les personnages n'ont ni odeur ni saveur, sinon le parfum fade des bobos parisiens. Ils n'ont pour ainsi dire aucune visibilité psychologique. Ils semblent plutôt paresseux, ils rêvent de posséder de belles choses, c'est tout ce qu'on sait d'eux. Rien ne les distingue l'un et l'autre d'ailleurs, et leur couple aurait pu être celui d'un couple d'amis - Bouvard et Pécuchet par exemple... non pris au hasard : c'est que l'ombre de Flaubert plane au dessus du livre, : personnages qui ne sont donc ni des héros, ni des anti-héros, ils ne sont pas martyrisés, ils ne luttent pas contre une terrible adversité - non, ils surnagent. Tout comme ce Frédéric Moreau, héros de l'Education Sentimentale, qui arrive à Paris sur le "Ville de Montereau" auquel Pérec fait une discrète allusion au tout début de son roman.
En ce sens, les Choses est construit exactement à rebours de ce qui est enseigné dans les écoles d'écriture américaine. Il n'arrive rien, les personnages n'attirent pas spécialement la sympathie, ils ne forment pas un groupe de personnages doués de qualités diverses - au contraire, dans les Choses, il y en a deux, et c'est tout, à peine quelques tiers inconnus, juste des ombres interchangeables, non identifiables, à la limite de l'invisible : les Choses, c'est un peu un roman de la solitude.
Maintenant, si tu cherches un livre avec un style flambant, un peu contourné, avec des trouvailles et des rapprochements cocasses, là encore, passe ton chemin. Les Choses est un roman plein d'un humour discret, omniprésent, mais triste. Son style est d'une absolue simplicité en apparence - la simplicité apparente de ces meubles d'ébénistes dont on ne voit aucune jointure, et qui n'offrent aucune prise au démontage. Et pourtant, quel style ! Tout est construit méticuleusement, l'utilisation des temps, tout est organisé comme des mots croisés - domaine où Pérec s'est illustré en tant qu'auteur : on se souvient encore de sa définition "Vide les baignoires et remplit les lavabos" pour le mot "entracte".
Je pourrais évoquer l'incroyable richesse sociologique, presque politique. La philosophie en filigrane, bien contemporaine de la parution de Mythologies, ou de la Nausée, mais cette fois, sans morale proposée, sans conclusion : à la fin du livre, c'est le lecteur qui reste tout chose. Et je voudrais insister sur la nouveauté, l'invention, de loin apparentées à celles de l'école du Nouveau Roman, cette créativité permettant de distinguer l'Art de l'artisanat littéraire.
Ce livre, comme quasiment tous ceux qui ont suivi, est un chef d'œuvre. Et Pérec, sans doute le plus grand romancier de la seconde partie du XX° siècle, juste devant Sarraute. Mais il est si extraordinaire, si étrange dans sa banalité que je ne suis pas certain qu'il te plaise. Essaie, tu verras bien.