Plainte contre un homme, procès d'une société

Je reconstitue rapidement les faits : la famille Farel est composée du père, Jean, un journaliste politique célèbre il fait partie du paysage quotidien des français, il est un "peu de leur famille" et est "l'incarnation de la méritocratie". Claire Farel a 27 ans de moins que son époux, c'est une femme pleine de convictions, essayiste féministe de renom. Et puis enfin, Alexandre, l'enfant avec un avenir brillant, pas parfait mais qui suit tout de même un parcours excellent - bien porté par son bagage social, culturel et économique. Ca, c'est en apparence, le couple n'est que vitrine, Claire est humaine, c''est-à-dire en contradiction entre ses convictions et ce qu'elle est vraiment, Jean égocentrique et ne pense qu'à sa carrière, non pas par amour du métier, mais du pouvoir, "une revanche sur la vie", comme il le justifie. Et Alexandre ? Alexandre lui, va être accusé de viol.

Ce qui est intéressant avec ce roman, c'est que de toute évidence, il n'y a pas de doute sur la victime : on ne peut se méprendre, elle a été violée. Les faits sont bien racontés, tout d'abord focus sur Alexandre et comment il a vécu ce moment : une relation entre deux jeunes adultes en somme. Est-ce que ce livre fait le procès d'Alexandre alors ? Un homme favorisé qui aurait abusé de son pouvoir pour satisfaire ses envies sexuelles ?

Non, ce livre fait le procès de la société. Ou plus exactement, elle nous livre la société à travers ce procès. Ce que dénonce d'ailleurs l'avocat d'Alexandre : on est dans l'air #MeToo, "on vous demande de condamner cet homme, car la société vous le réclame au nom de la libération de la parole et d'une révolution féministe salutaire". En bref, la première question qu'on se pose est : comment juger, sanctionner pénalement, un homme qui a priori croit pleinement en son innocence, car il n'a jamais voulu la forcer à quoi que ce soit. "Elle a regretté après, c'est tout."

Car si la victime est présente, on doute de l'existence de l'agresseur. Mais en même temps, "un viol involontaire", ça sonne absurde, c'est pas comme un homicide involontaire. Il l'a violée alors ? Mais non, il n'a jamais eu de volonté malhonnête, voyons ! Et c'est là qu'on peut voir à quel point Alexandre est le produit d'une société qui cultive encore le viol. Alors c'est insidieux, l'accusé n'est pas spécialement le cliché du violeur, il plaît et puis il a un "avenir brillant qui [l']attend, pourquoi je le ficherais en l'air, alors que je peux avoir une relation sans forcer qui que ce soit ?". En outre la situation implique de la consommation d'alcool, et de drogue : on peut déduire que ni l'un ni l'autre n'est totalement maître de soi, et puis aussi, elle peut regretter après, une fois qu'elle se rend compte de la honte que ça lui apporte, puisqu'elle vient d'une famille juive pratiquante.

Et c'est ça qui est horrible. On met le doute sur la victime, alors oui, on ne lui pose pas directement "mais t'es sûre que t'as pas dit oui ? et tu étais habillée comment ?" (quoi que, si en fait. mais n'appuie pas vraiment la plaidoirie), mais on lui fait comprendre que c'est elle qui a quand même envoyé des signaux confus. Elle était flattée, quand il lui a dit qu'elle était jolie, sur le chemin. Elle était désinhibée à cause de l'alcool, plus réceptive. C'est elle qui ne voulait pas rester, ni dans l'appartement de la soirée, ni dehors au parc. C'est donc tout naturellement qu'ils se sont retrouvés dans ce local, juste tous les deux. A quoi elle pensait si ce n'était pas pour avoir une relation, comme tout jeune ?

On évoque la zone grise, celle où, supposément, la question du consentement fait débat. Elle n'aurait pas dit non, elle ne se serait pas débattue. Qu'aurait dû faire Alexandre pour savoir qu'elle ne consentait pas ? Lui faire signer un contrat ?

Non, faire preuve d'empathie. C'est tellement courant des hommes qui tombent des nues, qui n'avaient même pas conscience d'avoir agressé sexuellement, voire, violer. "Elle ne s'est jamais opposée, je comprends pas, elle ment". Mais, pouvez-vous imaginer avoir des rapports sexuels avec un.e partenaire qui est tétanisé.e par la peur ? qui pleure ? qui tremble d'angoisse/de panique ? qui n'est pas réceptif.ve (et là encore, même si le corps peut être un indicateur, il n'est pas fiable : on peut avoir "joui" alors qu'on se fait violer..). Posez-vous la question.

La réponse devrait normalement être sans appel : Non, bien sûr que non !

Pourtant, alors même qu'on met le doute sur l'expression du consentement ou non de la victime, jamais on ne questionne l'ignorance de l'agresseur. Dans tous les sens du terme (hop, vraiment tous, même celui vieilli). On n'enseigne pas correctement le consentement, on dit "qu'il faut respecter un non", ou, au mieux "quand c'est pas oui, c'est non". Sauf que ce n'est pas vrai, le consentement, ce n'est pas une histoire aussi simple que "oui" ou "non". Nombre de oui ont pourtant été des non criés. Il manque un élément crucial dans l'enseignement du consentement : le développement de l'empathie. J'insiste, l'empathie. On n'impose pas son désir, les autres existent, ce ne sont pas des objets, ils sont eux aussi des êtres sensibles. Les choses humaines porte ainsi très bien son nom. Quel égocentrisme, si ce n'est narcissisme, d'oublier les autres et d'être aveuglé par sa propre personne.

Bref, peu importe comment on a grandi, comment on a été éduqué, si l'on ne fait pas preuve d'empathie, alors le respect de l'intégrité des autres se basera toujours sur du hasard. Autrement dit, je ne suis pas conscient de la portée de mes actes, et je refuse de m'intéresser aux autres. Et est-ce condamnable ? Assurément.

PS : donc si vous ne l'aviez pas compris, oui, je recommande cette lecture, qui va effectivement un peu plus loin qu'un simple procès

PPS : ici, on voit à quel point il peut être difficile de porter plainte, d'aller au bout du jugement lorsqu'on est une victime. Alors, après la lecture, demandez-vous à quel point on peut se sentir illégitime dans notre malaise, si ce n'est destruction, lorsqu'on ne rentre pas dans les cases de l'agression stéréotypées ? les viols conjugaux ? Quand on est dans une société où la victime doute encore d'en être une, il est clair qu'il nous reste un long chemin à parcourir.

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le 10 avr. 2024

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