Difficile à imaginer, à cause de tous les ersatz modernes du personnage, mais voici la fin de Conan. Ou, pour être plus exact, voici la fin de ma redécouverte du personnage de Robert E. Howard restauré dans son état originel par Patrice Louinet.
Du très lourd au sommaire, à en croire la préface, puisque ce dernier tome contient les deux meilleures nouvelles du personnage, voire deux des meilleures histoires jamais écrites par Howard. On commence en douceur avec le sympathique Les Dents de Gwahlur. Conan se retrouve une nouvelle fois en prise avec les intrigues politiques de tribus noires. Des bijoux antiques - des dents arrachées à un dieu d'après la légende - se trouveraient quelque part dans une cité abandonnée. Pas si abandonnée que ça, en fait... Après une introduction spectaculaire, voire cinématographique, la nouvelle s'embourbe un peu dans les multiples allers-retours de Conan qui ne semble pas trop savoir ce qu'il fait. L'antique cité découverte par le Cimmérien propose cependant une atmosphère délectable de danger et de dissimulation. Rien de particulièrement original (on a même droit à la dernière potiche de service de la saga) mais le tout se lit agréablement.
L'histoire suivante est d'un tout autre niveau puisqu'il s'agit de la fameuse Au-delà de la Rivière Noire. Soucieux de livrer un récit personnel et exempt des habituels clichés commerciaux de Weird Tales, Howard se risque à précipiter son barbare dans un western violent et désespéré. On assiste dans ces pages au début de la lente désagrégation de la civilisation hyborienne au travers d'une chasse à l'homme sans répit, étrangère à toute notion de pitié. Comme dans un film de Peckinpah avant l'heure, les personnages sont fauchés aveuglément dans leur tentative de survie jusqu'à un final étonnamment poignant. Si l'on ajoute à cela une critique inattendue du colonialisme américain, on ne peut que s'incliner face à la richesse thématique de la nouvelle qui ne sacrifie en rien son action trépidante. Un véritable bijou.
Fait singulier dans la saga du Cimmérien, la nouvelle qui se présente maintenant peut être considérée comme une suite presque directe de Au-delà de la Rivière Noire. Le Maraudeur Noir (Oui, Howard aime beaucoup le noir...) s'accroche à la thématique du western sans hésiter à la fusionner avec un récit de pirates. Le résultat est rafraichissant, rocambolesque mais un chouia trop verbeux, sans doute. Notons que les psychologies des personnages sont plus travaillées qu'à l'accoutumée et particulièrement réussies, y compris les deux personnages féminins (Howard en a définitivement fini avec les potiches !). Conan lui-même se montre sous un jour retors, voire manipulateur, ce qui nous permet de découvrir une nouvelle facette du personnage. A n'en pas douter, les échanges gouleyants qui découlent de cette confrontation de portraits picaresques est le grand atout de cette nouvelle à la conclusion une fois encore très sanglante et nihiliste.
Vient ensuite, l'horreur indicible, l'infâme brûlot raciste nommé Les Mangeurs d'hommes de Zamboula ! De l'avis quasi-général, une des pires nouvelles de Howard... Eh bien tout cela n'est qu'un tissu de bêtises, si vous me permettez, répétées comme un psaume par tous ceux qui voient leur sens critique engourdis par le conformisme. Certes, loin de moi l'idée de prétendre élever cette nouvelle au rang de chef-d’œuvre, mais une certaine forme de réhabilitation me semble importante.
C'est une histoire mettant en scène des cannibales. Voilà. Un thème récurent dans les vieux romans d'aventures exotiques, et qui n'est même pas l'axe narratif principal de cette nouvelle. Ça ne veut pas dire pour autant que tous les Noirs du monde de Conan sont d'affreux anthropophages... D'ailleurs, n'importe quel lecteur des deux précédents tomes de cette intégrale est déjà au courant. Ici, nous avons le cas spécifique du peuple des Darfaris qui dévorent des hommes et des femmes pour rendre un culte à leur dieu Yog. Il s'agit donc d'une référence directe à Lovecraft, et qui s'imbrique parfaitement dans une intrigue qui lorgne vers le genre policier, avec cette inquiétante auberge qui voit plusieurs de ses clients disparaitre brutalement au cœur des nuits hantées de Zamboula. Le récit vire par la suite à la mission d'assassinat et Conan rencontre un personnage féminin bien moins naïf qu'en apparence... De belles surprises, donc, pour une œuvre en général moins caricaturale que ses habituelles critiques.
Nous terminons avec Les Clous rouges.
Un récit délirant, apocalyptique et d'une noirceur presque pathologique. Je dois vous avouer que la lecture de cette œuvre largement plébiscitée m'est toujours un peu pénible, pour une raison que je n'arrive pas vraiment à cerner. Je reconnais l'ambition du fond et la grande réussite formelle. Nous sommes objectivement devant un authentique chef d’œuvre du genre. Je crois que c'est justement parce que Howard a si parfaitement réussi à retranscrire son état d'esprit tourmenté que je me sens mal à l'aise face à ce monument de fantasy cauchemardesque. Après une réjouissante introduction durant laquelle Conan affronte le seul dragon qu'il rencontrera jamais, le lecteur s'engouffre avec lui et Valéria, sa compagne, dans l’épouvantable cité de Xuchotl . Le duo s'alliera un peu par hasard aux âmes damnées vivant une existence dégénérée dans ces antiques couloirs imbibés du sang d'une lutte aussi stupide que fratricide.
Il n'est pas si surprenant d'apprendre que le suicide de Howard eut lieu environ un an après la rédaction de cette longue nouvelle crépusculaire. L'idée de se donner la mort le taraudait déjà depuis plusieurs années, et cela ressort avec une force irrépressible dans ces lignes qui repoussent les linéaments imposés par Weird Tales. Rappelons qu'ils s'agissait d'une revue destinée avant tout au grand public de la première moitié du vingtième siècle et qui censurait les allusions sexuelles explicites, les grossièretés ou même les incursions trop franches dans ce que nous appellerions aujourd'hui le "gore". La volonté de Howard d'explorer les tabous le pousse à épuiser toute la violence et la démence auto-destructrice que pouvait contenir l'univers de son barbare. Même ce dernier, dans une fureur qui soumet sa force vitale, s'apprête à se trancher négligemment la jambe pour se libérer d'un piège qui l'empêche d'assouvir sa soif de meurtre.
A ce niveau d’anéantissement, on peut dire que Conan lui-même est symboliquement mort et qu'il n'y avait plus rien à raconter à son propos. Howard, dans sa dernière année de vie, n'ébauchera plus ne serait-ce que le moindre synopsis mettant en scène son colossal personnage.
Comme de coutume, la dernière partie du livre propose de multiples suppléments plus ou moins faciles d'accès. Les divers synopsis et premières versions de travail des différentes nouvelles n'intéresseront que les lecteurs les plus curieux au sujet de la façon de travailler de Howard. Je n'étais pas moi-même très convaincu, mais j'ai fait l'effort de lire la première version des Clous Rouges: ce fut étonnamment instructif ! J'ai pu vérifier à quel point les éléments surnaturels du récit étaient absents ou mis de côté pour mieux se concentrer sur le processus délétère d'une évolution historique réaliste. Le dragon lui-même n'est plus que le dernier rejeton d'une lente extinction animale plutôt qu'un dinosaure magiquement rappelé à la vie par des pouvoirs nécromanciens.
Une lettre de Howard contenant d'importants éléments biographiques sur le Cimmérien, deux histoires inachevées ( dont une très intéressante qui se passe durant la prise de pouvoir de Conan en tant que Roi d'Aquilonie mais qui ne met jamais directement en scène le Cimmérien ) et la troisième partie de Une Genèse hyborienne complètent magnifiquement le tout. Cette dernière est la conclusion du long essai de Patrice Louinet qui décortique les influences de Howard sur son processus créatif. Toujours aussi passionnant.
Fin de ce voyage extraordinaire, comme je le disais, mais mon intérêt pour les créations sauvages de l'écrivain texan se trouve plus aiguisé que jamais. C'est à présent vers un certain Solomon Kane, fou de Dieu d'un genre radicalement différent du Cimmérien, que se porteront mes futures lectures pulp. Le travail de réhabilitation de Robert E. Howard aura décidément été une bien belle réussite. Puissent d'autres brillants écrivains à demi oubliés connaitre pareil miracle éditorial à l'avenir !
Chapitre I: https://www.senscritique.com/livre/Connan_le_Cimmerien_Conan_L_Integrale_tome_1/critique/5928413
Chapitre II: https://www.senscritique.com/livre/L_Heure_du_dragon_Conan_L_Integrale_tome_2/critique/5928409