Œuvre phare de la période sombre et prolifique de l’écrivain, les Démons est un livre pamphlétaire, un brulot antirévolutionnaire ou son auteur se désolidarise de la pensée néo-libérale qui s’abat sur la Russie de l’époque. Pour l’auteur, rien de bon dans ce libéralisme fachisant et dangereux, ce libéralisme totalitaire qui s’apparente plus à un rouleau compresseur, à une marche inéluctable et fatale à laquelle ceux qui n’adhèrent pas doivent mourir. Pas de compromis pour ces révolutionnaires en herbe qui gagneront leur crédibilité par le sang d’un des leurs. Pas de pitié pour cette bande d’étudiants bourgeois possédés tel le troupeau de moutons de l’épigraphe tiré astucieusement de l’Evangile selon Saint-Luc. C’est avec une plume des plus sanguinaires que Dostoïevski va tout bonnement massacrer ces jeunes loups…
Le livre, contrairement à ce que certaines critiques affirment, peut-être par devoir de trouver quelque choses à redire, est plutôt bien structuré et s’articule en deux grandes parties auxquelles vient s’ajouter un sombre et terrifiant Chapitre : la Confession de Stavroguine.
Comme souvent chez Dostoïevski, c’est à partir d’un fait divers dans un village, que l’on extrapole la vision du monde et que l’on développe une pensée quasi mystique et purement visionnaire. Visionnaire par la description d’un mécanisme historique contemporain à l’auteur mais que l’on retrouve en fait lors de chacune des révolutions. Comme une démonstration mathématique…
Dans un premier temps, on nous présente dans un genre pathétique une société Russe "bourgeois-bohème", ouvert aux idées libérales venues d’Europe. Une société frivole, qui se veut cultivée et bien-pensante mais qui ouvre en fait sa porte au Diable par la déstructuration progressive de la famille, la perte des valeurs, le goût pour le scandale, le mépris de Dieu, la paresse intellectuelle et l'orgueil moral… Tout ceci nous est représenté à travers une galerie de personnages bouffons et vaniteux, persuadés de posséder un talent critique, une intelligence artistique supérieure et de comprendre la société emmuré dans des salons et des réunions pseudo-intellectuelles. Ces personnages, sans honneur, sans dignité mais fort de la velléité de refaire le monde du haut de leur médiocre fonctionnariat sont parfaitement représentés par le triste et absurde Stépane Trophimovich.
Qui sème le vent récolte la tempête, les fautes des pères donneront les péchés des enfants. Et le Diable est déjà là, il s’est emparé de la seconde génération qui, moins pathétique que celles des parents, envisage avec beaucoup plus de sérieux la révolution libérale. Mais pas de beaux salons et d’écrivain pompeux, les actes seront au bout des idées.
Nous entrons dans la deuxième partie ou apparaissent deux démons : Nicolas Stavroguine et Piotr Stépanovitch (= fils de Stépane), les enfants des premiers protagonistes. (Attention, beaucoup de personnages comme dans tous les romans de l’auteur).
Le premier personnage, Stavroguine, une des facettes du mal est un des plus troublants personnages que j’ai pu rencontrer dans la littérature. Cultivant l’ambiguïté, sa personnalité oscille entre droiture d’apparence et réputation dépravée. Deux chapitres approfondissent cette ambigüité : La nuit, terrifiante quête nocturne qui étend le mystère sur le passé débauché de notre personnage et sur une rédemption possible de ses pêchés encore méconnus. Puis La confession de Stavroguine, ou l’on plonge avec stupeur dans les ténèbres de son âme et dans les mystères de ce passé. Ces deux chapitres, soit dit en passant résument l’étendue du talent de l’auteur connu pour ses descriptions abyssales des profondeurs de l’esprit humain.
Le deuxième personnage : Piotr Stépanovitch, est possédé par un démon plus énergique et déterminé, détermination comparable à celle de Staline. Avant de lancer la révolution et de combattre l’ennemi, il faut tuer le traître potentiel, celui qui laisse apparaître les marques d’une nuance ou d’une faiblesse morale. Sans limite, ce dernier représente l’action, l’offensive, l’acharnement. A grand coup de « que le diable m’emporte !», il frappe et réalise son projet destructeur sans laisser place à la moindre compromission.
Piotr est un personnage historique, Nicolas, un personnage romanesque.
Je m’arrête sur ces deux protagonistes pour résumer une infime partie de cette œuvre qui offre une galerie riche en caractères fantastiques (Kirilov, incarnation du nihilisme dostoïevskien par excellence !), une montée en puissance effrayante, un changement de style du pathétique vers l’horreur et le terrifiant pour terminer en tragédie absurde.
Et cette plume incomparable qui écrit sans s’arrêter, déversant sur le papier, dans un rythme effréné et sans aucune relecture, un tourbillon d’excitations et de passions destructrices. Incontournable, moderne et fascinant, à lire dans les soirée orageuses.