Un pavé noir à la tranche noire. Une idée originale pour faire sortir ce beau roman du lot, même si l'histoire aurait suffi à elle seule à justifier sa lecture. Dès les premières pages, on plonge dans l'Alexandrie de la plus célèbre des reines d’Égypte, à défaut de ma préférée : Cléopâtre VII. Elle vient de se faire salement jeter par son amant romain, Marc Antoine, et on ne peut pas dire qu'elle affronte la nouvelle avec une grâce excessive. On se paie 100 pages de chouineries majuscules, oui, mais les chouineries d'une reine d’Égypte méritent quand même qu'on leur prête une oreille attentive, en dépit de toute l'ostentation dont celle-ci fait montre. Il faut dire qu'elle n'a pas le chagrin discret, la Cléopâtre. Pourquoi l'aurait-elle quand tout le pays palpite au rythme de ses caprices ? Elle sait qu'il n'y a qu'elle qui compte, que personne ne lui arrive à la cheville. On se prend donc un bon bain de nombrilisme infantile, qui pourrait lasser si dans le même temps l'auteur ne plantait pas le décor pour la suite. On le devine, Antoine va revenir. Et tout les bras-de-fer entre Rome et l’Égypte, le nouveau monde et l'ancien, Antoine et Octave, Cléopâtre et la noble Octavie (la femme exemplaire d'Antoine-le-pilier-de-bar), Césarion et Octave peuvent ensuite monter en intensité jusqu'à une situation inextricable à laquelle les humains n'ont su répondre jusqu'ici que par la guerre. Le reste du récit est d'un classicisme reposant, qui culmine avec des accents lyriques de bon aloi lors d'un finale déchirant. Les différents styles dans l'écriture illustrent chacun une vision du monde : la profusion étourdissante de l'Orient contre la rationalité prédatrice de Rome. L'auteur, excellemment bien traduit, il faut dire, s'amuse de ces différents registres dans lesquels il navigue avec tant d'aisance qu'on oublie parfois qu'il n'y a qu'un narrateur, pour avoir l'impression de se faire raconter les événements par des témoins directs, issus de cultures radicalement différentes. Et ça, c'est la cerise sur un gâteau roboratif, loin d'être indigeste. L'héritier de la Dame du Nil, en quelque sorte, dont Cléopâtre, à défaut d'être une descendante, a réussi à incarner une postérité qui méritait elle aussi son grand récit.