*Les Derniers Rois de Thulé* raconte l’expédition menée par Jean Malaurie en 1950-1951 au Groenland, auprès d’un groupe autochtone (réparti en plusieurs campements). Les éditions les plus récentes sont enrichies d’un retour, 16 ans plus tard, et du compte rendu d’un congrès international ayant trait à l’exploitation des énergies fossiles dans le cercle polaire.
Il faut bien reconnaître que la description ethnographique est sérieuse et détaillée, l’auteur cherchant réellement à comprendre le mode de vie local et en abordant des domaines de la vie courante assez variés. On peut aussi dire que c’est un travail précurseur (en tous cas en France) des recherches anthropologiques polaires.
Si la description est détaillée, elle manque selon moi d’un angle, d’un domaine qui serait plus développé afin d’offrir une vue plus complète d’un phénomène (quel qu’il soit) ou de présenter certaines spécificités de manière plus précise.
La chasse est certainement le sujet le plus étoffé dans l’ouvrage, mais il l’est plutôt par bribes. L’auteur aurait pourtant probablement eu matière à s’y arrêter et prendre le temps de comprendre tout ce qui est en jeu dans cette pratique. De manière générale, la quantité de détails n’apporte pas forcément grand-chose à qui ne fait pas de recherches sur ce sujet en particulier. Beaucoup d'ethnographies parviennent pourtant à éviter ce piège, comme Les Lances du crépuscule de Descola, qui part toujours du particulier (description d’une journée, d’un moment marquant de son terrain) pour mobiliser ce qu’il a appris et développer un pan de la culture étudiée. En lisant Les Derniers Rois de Thulé, on en apprendra plus sur la vie d’un groupe donné à une époque donnée dans un lieu donné, mais pas forcément sur les sociétés polaires en général ou sur des notions anthropologiques plus larges.
C’est d’autant plus dommage que Malaurie a par la suite fait des études dans d’autres zones polaires, même si ce n’était pas encore le cas au moment où il a rédigé la première édition ce livre (peut-être fait-il plus de croisements dans ses ouvrages suivants, cela dit).
Disons que c’est le genre de livre qui touchera plutôt des gens qui s’intéressent spécifiquement aux sociétés polaires et recherchent des détails précis (en complément d’autres livres), ou des amateurs de romans d’aventure que les gens qui s’intéressent à l’anthropologie en général.
Si le livre a un petit côté roman d’aventure à la Mike Horn, c’est que Malaurie se met en scène et détaille ses impressions. Cela plaira à ceux qui recherchent le frisson arctique, mais ça m’a paru un peu trop centré sur lui au vu du sujet. Qu’on soit d’accord, je n’ai pas de problèmes à ce que l’auteur d’une ethnographie soit évoqué dans son étude, notamment parce que cela permet de comprendre le contexte dans lequel il a acquis ses données et les relations mises en place, tout dépend comment c'est amené. Ici c’est vraiment un récit de voyage / un témoignage, dans lequel il développe ses ressentis même lorsque cela n’apporte rien au lecteur dans la compréhension des modes de vie inuits. Par exemple lorsqu’il aborde le petit séjour passé en solitaire, je veux bien croire que celui-ci a été très instructif pour lui (ce n’est pas la même chose d’observer et de devoir se débrouiller sans aide), mais si ça permet au lecteur de s’immerger, ça n’apporte rien de plus sur le sujet principal.
Enfin, même en ayant l’habitude de lire des textes ethnographiques, parfois très datés au niveau du point de vue sur les populations locales, pas mal de passages m’ont semblé dérangeants. Malaurie a une façon très intrusive de décrire certains éléments de la culture étudiée, notamment l’apparence physique (sur laquelle il appuie lourdement, peut-être une influence de l’anthropométrie sur sa collecte de données ?) et le corps des femmes. Encore une fois, je trouve qu’il accorde beaucoup d’importance à ces détails qui, à première vue, n’apportent pas grand-chose.
Si cela me gêne, c'est peut-être parce que ce livre n’est pas si ancien (publié en 1955), mais aussi parce qu'il ne cesse de souligner à quel point il est plus humain, plus sage, plus bon que ceux qui l’ont précédé dans les expéditions polaires. Alors bien sûr il y a du vrai, son comportement est correct (ce qui n'a pas été le cas des autres) : comme je l'ai dit, Malaurie a plutôt une bonne posture, s’intéresse réellement aux locaux et cherche à les comprendre. Seulement, c’est toujours bizarre d’appuyer autant sur quelque chose qui devrait être évident (le fait de ne pas vouloir épouser une femme juste parce qu’on le lui propose par exemple). Mais peut-être qu’à l’époque c’était encore normal que d’emprunter des indigènes pour s’occuper le temps d’un séjour…
La dernière partie (*Et après ? Retours à Thulé*), qui s’interroge sur l’évolution et l’avenir de ces sociétés, présente cependant une exception qui fait la qualité du livre et c’est celle qui m’a paru être la plus intéressante. Elle offre un peu de recul et, tout en posant des questions classiques (comment empêcher la disparition de pratiques traditionnelles ? Comment intégrer les peuples inuits dans la société danoise ? etc.), elle cherche à apporter des réponses concrètes, en faisant des suggestions et évoquant des mesures mises en place au Canada. On sort du coup un peu de l’ethnographie pour entrer dans quelque chose de plus prescriptif, mais cela permet d’apporter des sujets de réflexion qui restent actuels et peuvent concerner d’autres cultures. Et je préfère toujours ça au côté roman d'aventure.